Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

ans, en dépit de très ponctuelles remontadas. Et si
l’on regarde plus loin, le creux est abyssal. Alors
que plus de 100 000 candidat·es se pressaient aux
écrits pour devenir prof du secondaire à la fin des
années 1990, ils et elles sont aujourd’hui moins
de 40 000 (tous concours confondus), selon une
étude du Conseil national d’évaluation du système
scolaire (Cnesco). Aïe. Une baisse telle que des
postes restent non pourvus. À l’issue des concours
externes pour la rentrée 2019, il manquait encore
865 instits, précise Francette Popineau, direc-
trice du syndicat enseignant SNUipp. Dans le
secondaire, il manquait 924 professeur·es, prin-
cipalement dans les matières scientifiques et
en allemand. Et les carences s’aggravent. Du
coup, l’Éducation nationale doit de plus en plus
recourir à des contractuel·les, ces profs engagé·es
par rapport à leur parcours sans avoir passé le
concours. Jusqu’à 28 000 embauches de ce type
chaque année, précise à Causette Édouard Geffray,
directeur général des ressources humaines au
ministère. Il est parfois si difficile d’en trouver
que certain·es sont recruté·es sur des sites de
petites annonces du type Le Bon Coin, comme
l’a révélé une enquête de France 2. Propulsé·es
devant une classe du jour au lendemain, ils et
elles sont payé·es un peu plus du Smic.


Une image dégradée du métier
« La rémunération », justement. C’est la raison
principale de la crise, martèle Francette Popineau.
« Les enseignants français sont réputés mal payés par
rapport à leurs homologues européens. Commencer
à 1 400 euros net alors qu’on demande maintenant
d’être diplômé d’un bac+5, on peut espérer mieux. »
Le sociologue de l’éducation François Dubet
poursuit : « Autrefois, devenir enseignant était un
choix précoce. On recrutait les instituteurs dès 16 ans
pour qu’ils fassent l’École normale. Aujourd’hui, les
candidats ont le temps d’entrevoir d’autres carrières. »
Et puis, évidemment, il y a aussi l’image dégradée
du métier. « Il y a cinquante ans, ajoute François
Dubet, quand quelqu’un disait qu’il était prof de philo,
on considérait qu’il était philosophe. » Pas pareil de
nos jours, déplore Francette Popineau : « Quand
on se fait moquer à l’apéro, avec des remarques du
style “tu finis à 16 h 30, tu as toujours le temps !” »
Ou avec « les attentes accrues des parents, précise
François Dubet, car plus diplômés que dans le


passé ». Sans oublier les conditions de travail,
avec la massification scolaire.
L’Éducation nationale, forcément, voit le verre
à moitié plein. Elle se targue de rester le premier
employeur public de France. Et, s’enthousiasme
Édouard Geffray, « dans chaque génération, en
moyenne une personne sur six passe un concours
de l’enseignement. À part pour certaines disciplines
comme l’allemand ou les maths – où le vivier est
trop faible –, l’idée d’une crise des vocations est un
préjugé ». Il attribue les baisses successives de
candidat·es aux « artefacts démographiques » ou
aux réformes du recrutement, comme la « mas-
terisation » en 2013-2014, qui a reculé d’un an
l’accès aux concours.

La magie du déclic
Rassurons-nous : quelques irréductibles y croient
encore et décident d’embrasser le métier malgré
tout. D’après l’étude du Cnesco, 60 % des étu-
diant·es envisageant de devenir enseignant·es
ont fait ce choix avant même de passer le bac.
Comme Anaïs, 24 ans, rare spécimen, puisqu’elle
est agrégée de mathématiques (matière en grande
pénurie de profs). « Quand tu es en fac de maths,
il y a tellement de débouchés mieux payés dans la
finance ou l’ingénierie que les étudiants renoncent à
devenir profs ou n’y pensent même pas. » Garder le
cap requiert donc une bonne dose de conviction.
La preuve : alors qu’elle a failli abandonner au
milieu de son année de stage, Anaïs part quand
même enseigner « de force » dans l’académie
de Créteil (Val-de-Marne), laissant son mec et
sa famille dans son Sud natal. « Est-ce que j’ai
peur ? Énormément. Devant trente-cinq élèves, ça
peut dérailler au moindre grain de sable. Certains
m’ont déjà tutoyée ou se sont battus en classe pen-
dant mon stage... Sur une trentaine de camarades,
trois ont démissionné à cause de ça. » Elle garde le
sourire. « Toute petite, je voulais déjà être maîtresse,
expliquer aux autres ce que j’ai compris. Voir le petit
déclic dans les yeux d’un élève qui a compris, il n’y
a rien de plus magique. » Ce fameux « déclic », ce
sont des dizaines de professeur·es qui l’ont décrit
comme la principale source de leur engagement.
Pour eux, devenir enseignant·e est une forme
de combat pour la justice, pour une société meil-
leure. C’est pour ça que Solal a décidé de lâcher
son job de vendeur et de reprendre la fac à 30 ans.
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