Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
événementiel, j’aimerais qu’il soit possible de
passer plus rapidement à d’autres types de
diffusion.”

Reste que l’affirmation selon
laquelle les films à moins de
50 000 entrées seraient le maillon
faible du système actuel témoigne d’un
manque de connaissance flagrant du
cinéma selon Bertrand Bonello : “C’est
tout l’inverse, ils représentent un vivier
créatif et économique pour le cinéma français,
en plus d’être la meilleure arme du soft
power chéri de la macronie.” Prenons des
exemples récents. Le premier film de
Justine Triet, La Bataille de Solférino
(2013), a fait 30 000 entrées en France.
Par la suite, elle a réalisé Victoria (2016)
et Sibyl (2019), deux films à 657 000 et
340 000 entrées, assortis en plus, pour
Sibyl, d’une sélection en compétition
officielle à Cannes. Même constat pour
Mia Hansen-Løve, dont le dernier film
Maya (2019) n’a fait que 47 000 entrées,
mais dont le précédent opus, L’Avenir
(2016), avait rassemblé près de 280 000
spectateurs en France, avant de connaître
un joli parcours dans le monde,
permettant au film d’être rentable à
145 %. La jeune réalisatrice française
tourne en ce moment Bergman Island, son
premier film anglophone avec les stars
internationales Mia Wasikowska, Vicky
Krieps et Tim Roth.
Même constat de rayonnement à
l’étranger avec Claire Denis. Son dernier

Mathieu Amalric, Christophe Honoré,
Jacques Audiard, Robin Campillo, Mati
Diop, Michel Hazanavicius, Rebecca
Zlotowski, Arnaud Desplechin, Céline
Sciamma ou encore Bertrand Bonello, qui
résume pour nous son inquiétude :
“On est les premiers à accueillir les
mutations. Mais il ne faut pas oublier
certaines règles. Et là, j’ai l’impression qu’on
va tout doucement vers l’effondrement d’un
système qui a fait ses preuves. Il y a un
virage général qui glisse de l’exception
culturelle à la norme industrielle. Le discours
tenu aujourd’hui sur la rentabilité des films
est tout simplement abject. Ce n’est pas pour
autant que nous ne serons pas à la table des
négociations avec Monsieur Boutonnat en
septembre. Nous allons l’écouter. Mais avant
de parler de rentabilité, il y a pour nous
urgence à réformer la surexploitation des
plus gros films au détriment du cinéma
d’auteur.”
Sur Twitter cet été, le producteur Saïd
Ben Saïd (Frankie, Synonymes, Elle) s’en
est pris au ministre de la Culture et au
rapport Boutonnat. Il nous explique son
geste : “Je conçois que mes interventions
soient perçues comme des affronts, mais elles
sont le seul moyen pour moi d’évacuer
l’exaspération où me plonge le sabotage
actuel de la culture par ceux-là mêmes qui
sont supposés être ses plus naturels
défenseurs. Aujourd’hui, la nouvelle classe
politique au pouvoir veut se débarrasser de
la culture dans son acception intellectuelle et
artistique pour la remplacer par ‘les
industries culturelles’. Si le cinéma est une
industrie, c’est aussi un art (selon la formule
consacrée). Quand on parle de financement,
il est essentiel d’avoir aussi une approche
esthétique pour tenir compte de la singularité
de chaque film, mais encore faut-il pouvoir
avoir un jugement critique, dans le sens le
plus relevé de l’adjectif.”
De son côté, Charles Gillibert,
notamment producteur des films
d’Assayas et de Mia Hansen-Løve,
accueille ce rapport de façon moins
hérissée, notamment en ce qui concerne
une nouvelle modification de la
chronologie des médias : “La salle de
cinéma est embouteillée. A l’heure du
numérique, il faudrait introduire un peu plus
de souplesse dans la chronologie des médias.
Les profils de financement obligent trop
souvent de passer par la salle. Tout en
préservant la salle comme un endroit


film avec Robert Pattinson, High Life
(2019), n’a fait que 36 000 entrées en
France, mais il est régulièrement cité dans
les listes des meilleurs films de l’année en
cours qui pullulent déjà dans les médias
spécialisés à travers le monde. Avec
Eastern Boys (2014), son second film,
Robin Campillo n’avait pas non plus
atteint la barre des fameux 50 000. Mais
le film suivant, 120 Battements par minute
(2017), a fait plus d’un million d’entrées
dans le monde, dont 855 000 en France.
Vendu dans 60 pays, il a remporté le
Grand Prix à Cannes et six César, dont
celui de meilleur film, pour aboutir à une
rentabilité de 141 %. L’imprévisibilité de
la réussite d’un film d’auteur est la
condition de l’audace de la création
française. Cette case des films à moins de
50 000 entrées est donc essentielle. Il est
bon également de rappeler que le cinéma
grand public connaît aussi l’échec, et
dans des proportions financières
autrement plus impressionnantes.
Souvenons-nous par exemple du fiasco
retentissant des Aventures de Spirou et
Fantasio (2018) : près de 16 millions de
budget pour 237 000 entrées, soit une
rentabilité de 10 % seulement.
L’idée n’est pas de manipuler les
chiffres pour faire jouer le cinéma de
divertissement contre le cinéma d’auteur,
mais de défendre la diversité et la liberté
de création autant que d’affirmer la
rentabilité tant palpable (financière)
qu’impalpable (rayonnement artistique à

Les Films Pelléas

Vincent Lacoste et Pierre
Deladonchamps dans
Plaire, aimer et courir vite
de Christophe Honoré (2017)

23 28.08.2019 Les Inrockuptibles

Enquête Le financement du cinéma d’auteur français
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