Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1
0123
MERCREDI 21 AOÛT 2019

ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE

| 11


La Fed prise au piège de Donald Trump


Pour Raghuram Rajan, ex­économiste en chef du FMI, les banques centrales ont très peu de marge de manœuvre


RENCONTRE
chicago ­ envoyé spécial

P


aul Volcker, l’ancien pré­
sident de la Réserve fédé­
rale (1979­1987), avait
choisi le lieu, car il ado­
rait y pêcher à la mouche. Les ban­
quiers centraux de la planète, qui
se réunissent à partir du jeudi
22 août à Jackson Hole, dans les Ro­
cheuses du Wyoming bordant la
Snake River, pour leur symposium
annuel, n’auront pas ce loisir.
En effet, les taux d’intérêt se
trouvent dans une spirale néga­
tive, et chacun craint une réces­
sion. Raghuram Rajan connaît
l’endroit : alors économiste en
chef du Fonds monétaire interna­
tional (FMI), cet Indien y avait
tenu, en 2005, un discours pré­
monitoire sur la crise financière à
venir, ce qui lui avait valu d’être
vertement rabroué par les som­
mités américaines de l’époque.
Quatorze ans plus tard, l’ancien
gouverneur de la banque centrale
de l’Inde (2013­2016) ne sera pas
présent. Et il est ravi de ne pas
avoir à s’exprimer là­bas, tant la
situation est complexe. « La Fed
est prise au piège », confie M. Ra­
jan, 56 ans, qui nous reçoit dans
son bureau de l’école de Chicago
(Chicago Booth School of Busi­
ness). L’institution présidée par
Jerome Powell est coincée par son
mandat et par Donald Trump, qui
ne cesse d’exiger des baisses de
taux. Le mandat, c’est l’emploi, la
croissance qui reste trop faible, et
l’inflation, en deçà des 2 %.

« Localisme inclusif »
En ces temps de populisme, « il y a
une croyance répandue selon la­
quelle les banques centrales peu­
vent faire plus pour augmenter la
croissance. Elles ont fait ce qu’elles
pouvaient, et il y a très peu de
marge de manœuvre », estime
M. Rajan, qui ajoute que, « avec
des taux d’intérêt si bas depuis
longtemps, l’efficacité d’une baisse
des taux a considérablement dimi­
nué ». Surtout lorsque le ralentis­
sement est provoqué, non par le
resserrement monétaire de la Fed
en 2018, mais par les guerres com­
merciales menées par M. Trump,
qui ont plombé l’investissement
et renforcé les incertitudes.
Par ses turpitudes, le président
des Etats­Unis parvient à obtenir
de la Fed qu’elle s’exécute. « Je ne
dirais pas que Trump a réussi à dic­
ter les taux, mais il a réalisé que la
Fed aurait à répondre au ralentis­
sement provoqué par sa politique,
soutient Raghuram Rajan. Ce phé­
nomène peut créer une confiance
en soi excessive de l’administra­
tion. Si elle prend plus de risques
dans sa guerre commerciale car
elle croit être protégée par la réac­
tion attendue de la Fed alors qu’elle
n’en a pas la capacité, nous serons

confrontés à un problème grave. »
C’est là qu’interviennent les mar­
chés financiers. Ceux­ci ont in­
fligé un camouflet à la Fed lors de
la correction boursière de décem­
bre 2018, furieux de la hausse des
taux qui dépréciait leurs actions.
Cette fois­ci, cependant, ils pour­
raient sanctionner M. Trump et
ses guerres commerciales.
« Ce qui contrôle l’administration
américaine, ce sont les marchés. Si
ceux­ci deviennent plus volatils,
l’administration peut se dire que la
Fed ne suffira pas et qu’il faut être
plus modéré sur la politique com­
merciale, envoyer un signal et si­
gner un accord », notamment avec
la Chine. Bref, tout dépendra de ce
jeu à trois. Récession ou pas,
Raghuram Rajan en déduit mo­
destement : « Nul ne le sait. »
En attendant, les banques cen­
trales abaissent leurs taux les unes
après les autres. « Tout le monde
suit. La Fed est leader, et si vous êtes
un pays comme le Japon et que
vous ne baissiez pas vos taux, cela
apprécie votre devise. » Difficile
d’espérer une action concertée à
l’issue du raout de Jackson Hole.
« Les banques centrales ne peuvent
pas se coordonner, car chacune a
son mandat », explique M. Rajan,

qui tempère toutefois le risque de
guerre monétaire : « Je ne pense
pas que les grands pays aient si fa­
cilement la capacité de manipuler
leur devise. C’est très difficile. »
L’autre sujet que personne
n’aborde, ce sont les déficits bud­
gétaires, dont seuls les Allemands
semblent se soucier. En cause, la
baisse des taux, toujours, qui don­
nerait plus de marge de
manœuvre, comme l’a jugé début
2019 Olivier Blanchard, ex­écono­
miste en chef du FMI. « Une école
estime que les taux resteront très
bas pour longtemps. Or la capacité
à assurer le service de la dette dé­
pend de leur niveau. Je ne suis pas

hostile à cette vision, mais les taux
bas vont de pair avec une plus fai­
ble croissance, qui rend plus diffi­
cile d’assurer le service de la dette.
J’aimerais qu’on voie ces deux fa­
cettes », prévient l’économiste,
qui grimace à l’idée d’une relance
keynésienne. « Si on construit des
ponts et des routes n’importe où,
on ne créera pas de potentiel de
croissance et la dette sera insup­
portable à rembourser quand les
taux remonteront. Plutôt qu’un
stimulus général, nous avons be­
soin d’investissements plus ciblés,
plus localisés », estime­t­il.
Raghuram Rajan évoque son su­
jet de prédilection, le « localisme
inclusif », objet de son dernier li­
vre, The Third Pillar, How Markets
and the State Leave the Commu­
nity Behind (« le troisième pilier,
comment les marchés et l’Etat
abandonnent les communau­
tés », Penguin Press, février 2019,
non traduit). Soudain, l’on passe
du duel planétaire Trump­Powell
aux recoins perdus de la planète.
Le propos paraît surprenant de la
part d’un professeur de l’univer­
sité de Chicago, rendue célèbre
par Milton Friedman, Prix Nobel
d’économie en 1976, et les apôtres
de la mondialisation libérale.

Mais la mondialisation heu­
reuse n’a pas tourné comme
prévu, avec la victoire des populis­
tes. Cette dérive explique l’im­
passe du match Trump­Powell.
« C’est le gagnant qui prend tout et
le perdant est frappé plusieurs fois,
car il perd son travail et les écoles de
sa ville deviennent mauvaises. Tout
cela provoque une désintégration
de sa communauté, déplore M. Ra­
jan. La globalisation transfère le
pouvoir local au pouvoir national,
le pouvoir national au pouvoir in­
ternational. C’est ce qu’a fait
l’Union européenne et c’est une
conséquence de la globalisation. Il
faut organiser une reconquête vo­
lontariste. »

« C’est anachronique »
Faut­il entendre par là une dé­
mondialisation? « Non », rétor­
que­t­il. Mais il faut cesser d’impo­
ser les décisions d’en haut, même
pour la bonne cause (il men­
tionne les « gilets jaunes » frappés
par la hausse des carburants, ainsi
que les mineurs ou prospecteurs
de pétrole américains récupérés
par M. Trump). C’est pourquoi il
propose de redonner du pouvoir
et des moyens à certaines com­
munautés (il cite les maires déses­

Les dividendes versés dans le monde atteignent un montant record


En Europe, les entreprises françaises font partie des sociétés les plus généreuses envers leurs actionnaires, selon une étude


L


e montant est historique.
Les 1 200 plus grandes en­
treprises cotées mondiales
ont versé, pour la période avril­
juin, quelque 513,8 milliards de
dollars (463 milliards d’euros) de
dividendes à leurs actionnaires,
soit une progression de 1,1 %, se­
lon l’étude publiée par l’observa­
toire de la société de gestion Janus
Henderson, lundi 19 août.
Sur l’ensemble de 2019, ces
groupes devraient distribuer à
leurs actionnaires un montant
record, estimé à 1 430 milliards de
dollars. Reste que le deuxième
trimestre est significatif, car sept

sociétés sur dix versent leurs divi­
dendes à cette période de l’année.
« Ce niveau reflète d’excellents ré­
sultats financiers en 2018, analyse
Ben Lofthouse, responsable des
gestions actions chez Janus Hen­
derson. Cependant, on observe un
ralentissement de la croissance
des dividendes, qui peut s’expli­
quer par une plus grande prudence
des entreprises avec la décéléra­
tion de l’économie mondiale. »
L’an dernier, les dividendes
avaient fait un bond de 14,3 % sur
ce même deuxième trimestre.
« Après la crise, les entreprises ont
d’abord amélioré leurs résultats

financiers. Puis, dans un second
temps, cela s’est traduit par le ver­
sement des dividendes, ce qui expli­
que les fortes croissances, rappelle
M. Lofthouse. Aujourd’hui, c’est
l’heure de la stabilisation, même si
c’est bien plus fort que l’inflation. »

« Au détriment des salaires »
Les sociétés sont prudentes sur le
Vieux Continent. Les dividendes
y ont même chuté de 5,3 % sur ce
trimestre. « La croissance de l’Eu­
rope a été à la traîne par rapport
au reste du monde au cours des
dernières années (...), du fait, no­
tamment, de la faiblesse de

l’euro », relève l’observatoire. Tous
les pays européens ne sont pas lo­
gés à la même enseigne.
La France a connu une crois­
sance de 3,1 %. « De loin, le plus
grand payeur de dividendes en Eu­
rope, elle a vu leurs montants at­
teindre 51 milliards de dollars au
cours du deuxième trimestre, un
nouveau niveau historique », as­
sure l’étude. Les trois quarts des
sociétés françaises prises en
compte par l’étude ont augmenté
leurs versements par rapport à
l’an dernier. Seul EDF les a baissés.
Pour Pascal Quiry, professeur à
HEC et coauteur du Vernimmen,

la bible de la finance d’entreprise,
ce n’est pas une surprise : « La ca­
pitalisation des grandes entrepri­
ses françaises est bien supérieure à
celles des allemandes, en Europe.
De ce fait, il n’est pas étonnant
qu’elles dégagent, en volume, le
plus de dividendes. »
Parmi les groupes les plus géné­
reux figurent Total, Sanofi, BNP
Paribas, LVMH, Hermès, Kering
ou L’Oréal. Selon La Lettre Vernim­
men, les entreprises du CAC 40
ont reversé, en 2018, 46 % de leurs
bénéfices à leurs actionnaires,
sans pour autant renoncer à leurs
investissements.

Ces données agacent les organi­
sations altermondialistes qui
participent, cette semaine, au
« contre­sommet » du G7. Elles
illustrent « les politiques qu’il faut
transformer aujourd’hui pour fi­
nancer l’intérêt général plutôt que
rémunérer les actionnaires », a
confié à l’AFP Maxime Combes,
membre d’Attac. « Les pays du G
mettent en place des politiques qui
favorisent le versement de dividen­
des, notamment au détriment des
salaires », déplore, pour sa part,
Quentin Parrinello, de l’associa­
tion Oxfam France.
philippe jacqué

L’économiste
Raghuram
Rajan
à Bombay,
en septembre
2015.
DANISH SIDDIQUI/
REUTERS

« Plutôt
qu’un stimulus
général, nous
avons besoin
d’investissements
plus ciblés,
plus localisés »
RAGHURAM RAJAN
ancien gouverneur de la
banque centrale de l’Inde

pérés face à Emmanuel Macron),
même si elles sont un peu moins
efficaces et un peu plus corrom­
pues. Des communautés ouvertes
et pas fermées, comme celles que
croit défendre le locataire de la
Maison Blanche.
Avec la révolution numérique et
la bascule de l’économie vers les
services, c’est désormais possible.
« Nous avons beaucoup plus de ca­
pacités pour gérer les différences lo­
cales », juge Raghuram Rajan.
« Nos pays vont devenir plus divers
qu’aujourd’hui », prédit­il, en fai­
sant sien le slogan de l’Union euro­
péenne : « Unis dans la diversité. »
L’affaire ne l’empêche pas de dé­
noncer les Européens, qui ont une
nouvelle fois considéré que le
poste de directeur général du FMI
leur revenait de droit. « Je ne suis
candidat à rien », assure M. Rajan,
à qui l’on a prêté l’ambition de bri­
guer la succession de Christine
Lagarde. « C’est anachronique. La
manière dont se font ces accords à
huis clos, avec un poste pour les
Européens, un pour les Améri­
cains, un troisième pour les Japo­
nais, relève du passé et mine la cré­
dibilité des institutions concer­
nées », conclut­il.
arnaud leparmentier
Free download pdf