Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

16 |culture MERCREDI 21 AOÛT 2019


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« Michel et Gérard sont deux mondes différents »


Guillaume Nicloux explique pourquoi il a voulu réunir Michel Houellebecq et Gérard Depardieu


ENTRETIEN


P


arce qu’il les connaît de­
puis longtemps, qu’il les
a déjà mis en scène l’un
et l’autre, qu’il est de­
venu leur ami, le réalisateur
Guillaume Nicloux a pu réunir
devant sa caméra Houellebecq et
Depardieu pour une fiction – un
séjour en thalasso à Cabourg – où,
comme souvent dans le travail de
l’auteur, les personnages jouent
leur propre rôle. Il raconte cette
rencontre improbable.

Au départ « Thalasso » devait
s’appeler « C’est extra! », comme
la chanson de Léo Ferré...
Qui a disparu du film. Oui, parce
que c’était extra de pouvoir ras­
sembler – ce qui semblait impos­
sible – celui que je considère
comme le ou l’un des plus grands
acteurs vivants, et l’écrivain fran­
çais le plus lu dans le monde, avec
l’aura la plus importante... Il y a
quelque chose d’emblématique à
réunir ces deux hommes qui sont
à la fois la fierté et la honte de la
France. Je suis un grand défen­
seur de la provocation, au sens de
provoquer des émotions, des dé­
bats, un échange. Ce qui m’horri­
fie, c’est l’unanimité. Et provoca­
teurs, ils le sont tous les deux.

Réussir à les réunir nécessite
une bonne dose de confiance
de leur part?
Il y a une genèse à tout ça. Puis­
que c’est une histoire de con­
fiance, il faut remonter à la
source. Et dans le cas de Michel
Houellebecq, la source c’est le pre­
mier rôle que je lui offre en 2012
dans L’Affaire Gordji.

En directeur de la DST. Pour­
quoi lui avoir proposé ce rôle?
On avait sorti quelques années
plus tôt chacun un roman chez
Flammarion. Lui, Les Particules
élémentaires, et moi, plus mo­
deste, Jack Mongoly. On avait fait
les dédicaces ensemble, moi en
quinze minutes, lui scrupuleuse­
ment pendant des heures. J’avais
vu une personnalité, une per­
sonne à part. Une étrange alchi­
mie entre ce qu’il est physique­
ment, sa voix, et sa façon de bou­
ger. Cela arrive de temps en temps,
on est frappé par la grâce d’une
personne. Et puis alors qu’on pré­
parait le casting, j’ai revu La Possi­
bilité d’une île, le film qu’il a adapté
de son roman, et j’ai vu qu’il y fai­
sait lui­même une figuration.
Moi, ce sont surtout les personna­
lités qui m’intéressent, pas vrai­
ment les acteurs. Ce fut le déclic.

Et puis, vous tournez en 2014
« L’Enlèvement de Michel

Houellebecq », dont il est le
héros et qui a contribué à le
faire connaître différemment.
Très vite a germé l’idée qu’il
tienne son propre rôle à l’inté­
rieur d’une fiction. Lui donner
l’alibi d’un personnage qui est
quand même le sien en le faisant
réagir avec ses propres émotions.
Une façon pour moi de revisiter le
documentaire en proposant quel­
que chose de ludique tout en li­
vrant une facette de Michel que
les gens ne connaissaient pas,
beaucoup plus ample que ses
saillies verbales que les médias
mettent en avant. Elles existent,
mais elles sont toujours précé­
dées d’une pensée. On peut au fi­
nal ne pas être d’accord avec ce
qu’il dit, mais cela lui donne sa di­
mension humaine.

« Thalasso » débute par une
scène qui est aussi la dernière
de « L’Enlèvement de Michel
Houellebecq ». Comme s’il
s’agissait d’une sorte de suite.
Avant d’écrire L’Enlèvement, je
n’ai posé qu’une seule question à
Michel : « Qu’aimerais­tu faire que
tu n’oserais jamais si on ne faisait
pas le film? » Il a répondu : « Rouler
à 300 km/h. » J’ai dit : « OK ». C’est le
dernier plan du film. Michel
n’avait pas conduit depuis un an,
c’était la berline la plus rapide du
monde... Avant de tourner, il a
écrit son testament : il savait que la
voiture pouvait brûler si on avait
un accident. L’ingénieur du son
était dans le coffre ; moi, à l’arrière

avec le chef opérateur et la ca­
méra ; et Luc Schwartz, l’autre ac­
teur, à côté de Michel. L’autoroute
était vide... On a roulé à 280 km/h.
On a décéléré parce que Michel a
failli perdre le contrôle.

Vous étiez prêts à mourir pour
ça?
Oui...

Vous êtes tous dingues!
C’est ce qui est beau... La seule
chose que Michel m’a refusée,
c’est de filmer son testament. J’ai
vu ce qu’il y mettait, ce qu’il pos­
sédait, à qui il le léguait. J’aurais
adoré parce qu’il était formidable
ce testament, mais il a dit non.

Et Gérard Depardieu?
C’est un autre processus. Avec
Gérard, on a fait quatre films en
cinq ans, ce qui est un peu une
aberration. Je crois que notre
rencontre en 2015 sur mon film
Valley of Love a provoqué un choc
global.

« Valley of Love », qui précède
« The End », en 2016, et « Les
Confins du monde », de 2018,
est une sorte de road­movie
dans le désert des Mojaves en
Californie, où se retrouvent
Gérard Depardieu et Isabelle
Huppert...
Mon père était mort depuis
quelques années lorsque j’ai sé­
journé dans la Vallée de la mort.
Et là je suis tombé sur lui... Le pro­
jet est né ainsi.

Une vision?
Non, physiquement. Mon père
m’attendait au bout du canyon. Je
ne suis pas mystique, mais je
pense que le cerveau est capable
de produire des choses assez puis­
santes... Dans Valley of Love, j’ai
inversé le processus : c’est un père
qui rencontre son fils défunt. Syl­
vie Pialat, la productrice, connais­
sait bien Gérard Depardieu et a
organisé une rencontre. Et là, le
face­à­face avec Isabelle Huppert
nous a replongés dans quelque
chose de très ambigu et dans le­
quel l’émotion était perceptible.
Quand je suis rentré du tournage
de Valley of Love, j’ai demandé à
Sylvie Pialat d’arrêter la produc­
tion des Confins du monde que je
préparais parce que je voulais y
ajouter un rôle pour Gérard. C’est
comme ça que le rapport père­fils


  • qui est lisible de façon plus ou
    moins nette dans mes films – s’y
    est retrouvé une nouvelle fois.


Vous vous sentez un rapport
filial avec Depardieu?
J’ai trouvé chez lui des rapports
très troublants avec mon père...
La peau, l’odeur – de la gitane, de
la transpiration –, des choses sai­
sissantes...

Votre façon de filmer est quasi
expérimentale. Le film tient
sur la confrontation des deux
hommes.
Thalasso est un film presque
traditionnel, il y a un scénario.
Même si c’est un processus parti­

culier : il y a ce qui est écrit, il y a
ce que je dis à certains et pas à
d’autres, il y a ce qui naît au mo­
ment du tournage, et mes inter­
ventions à l’intérieur de ce qui
est en train de se jouer. C’est ce
mélange qui construit le film, et
comme je tourne en continuité,
tous les accidents, tous les événe­
ments qui arrivent peuvent don­
ner un tournant inattendu à la
suite des événements. Le film est
en mutation permanente. Parce
que je souhaitais que la rencon­
tre provoque autre chose, qui
n’est pas forcément sur le papier,
que cela devienne une matière
vivante.

Quand Michel Houellebecq
tombe en larmes en parlant
de sa grand­mère, cela vient
par hasard ou c’était écrit?
C’était écrit qu’il parlerait d’elle,
et il y avait un travail pour l’ame­
ner à cette émotion, mais lui­
même ne savait pas qu’il allait
pleurer. Il n’était pas dit : vas­y,
pleure. Michel, il apprend son

texte, il est très studieux, scrupu­
leux... Depardieu lui est dans
l’instant. Il est capable de bascu­
ler dans la seconde dans ce qui
doit « être » à l’écran. Michel et
Gérard sont deux mondes diffé­
rents, qui peuvent se heurter et
puis qui se confondent à un mo­
ment donné. Cela arrive de ma­
nière inattendue. Le plus grand
plaisir, c’est de se faire cueillir
nous­mêmes. On se regarde avec
Gérard, avec Michel, on se dit :
« Ah, ouais! » Un petit sourire :
« Putain, il nous a baisé la
gueule! » On s’est eus, quoi.

Par exemple?
Je ne m’attendais pas à ce que
Gérard me redonne ce que je
n’avais jamais filmé avant Valley
of Love : la sidération. C’est juste­
ment le moment dans le film où
Michel le cueille en lui disant que,
comme sa grand­mère, il va res­
susciter. Gérard est véritable­
ment abasourdi et ébranlé par la
conviction de Michel. Pour moi,
Michel et Gérard sont comme les
deux faces opposées de la même
médaille. Au fond, ils sont survi­
vants tous les deux. Sauf que Gé­
rard, c’est un sur­vivant : il vit
plus. Et en même temps, comme
Michel, il est déjà passé de l’autre
côté. Mais il résiste. Ces gens ont
ça en eux, une espèce de mor­
dant. On peut mourir mainte­
nant, c’est suffisant, tout le reste,
c’est du rab.
propos recueillis par
laurent carpentier

Le cauchemar climatisé du petit gringalet et du bon gros géant


Un hôtel et centre de remise en forme et de relaxation sert de décor à une ode à la vie, à la jouissance et à la parole


THALASSO


G


érard Depardieu, Michel
Houellebecq. D’un côté,
la bonhomie ogresque,
un appétit pour tout, le vin, l’élan
vital, le corps du cinéma français.
De l’autre, l’hyperlucidité dépres­
sive, la nicotine, la silhouette dé­
charnée de l’intellectuel qui n’ha­
bite pas son corps, une certaine
idée, tout à la fois juste et caricatu­
rale, de l’écrivain français. Si l’on
devait présenter la France à des
extraterrestres, on choisirait ces
deux­là. Le cinéaste Guillaume Ni­
cloux, qui les réunit dans Tha­
lasso, le sait et ça l’amuse. Lui qui
tourne pour la quatrième fois avec
Depardieu, après notamment Val­
ley of Love (2015), où le cinéaste or­

chestrait les retrouvailles de l’ac­
teur avec Isabelle Huppert, et, qui,
en 2014, fomentait L’Enlèvement
de Michel Houellebecq dans un
malicieux téléfilm pour Arte...
Thalasso, qui en est justement
la suite, aurait pu s’appeler Les
Aventures de Michel et Gérard,
être une bande dessinée ou un
dessin animé, tant les corps de
ses deux vedettes sont immédia­
tement burlesques. Le petit grin­
galet et le bon gros géant, Tom
& Jerry, ou plutôt Laurel et Hardy.
L’inévitable référence est
d’ailleurs citée par Depardieu
dans le film. Plutôt qu’un édifiant
choc des titans, Nicloux préfère
sortir de son chapeau un duo co­
mique d’autant plus réussi que la
rencontre de l’écrivain et de l’ac­
teur devant la caméra apparaît
d’emblée comme une évidence.

Cette rencontre ne s’organise
pas n’importe où, mais dans le
lieu sans qualités par excellence,
dans un décor qui aurait très bien
pu surgir de la plume d’Houelle­
becq : un hôtel et centre de thalas­
sothérapie. Au programme : bilan
de santé, fruits et légumes, eau
pétillante, massages en tout
genre, et l’alcool est bien évidem­
ment proscrit. N’importe qui y
verrait l’occasion d’une petite pa­
renthèse de relaxation et de re­
mise en forme. Mais, pour Houel­
lebecq et Depardieu, ce séjour est,
on l’imagine bien, un pur cauche­
mar climatisé.

Poésie absurde
Malicieuse idée, qui consiste à
prendre deux grandes figures de
l’excès pour les confronter à ce
que, l’un comme l’autre, ils ont

toujours combattu par leur seule
image publique : la culture du
bien­être, l’angoisse de la mort
qui se cache derrière l’obsession
hygiéniste. Les pires supplices
sont infligés à Michel Houelle­
becq, dont le corps est malaxé, tri­
turé, badigeonné de boue, en­
fermé dans une cabine de cryo­
thérapie... comme si les employés
de l’hôtel (ou la société tout en­
tière ?) s’acharnaient aimable­
ment sur l’écrivain pour qu’il dé­
gorge tout ce qu’il y a de maladie
en lui. Un client de l’hôtel n’hésite
d’ailleurs pas à dire au duo qu’il
représente « la honte de la
France ».
Par son dispositif, Nicloux par­
vient à commenter sans lourdeur
les deux mythes qu’il filme en les
transformant en adolescents
adeptes de l’école buissonnière et

qui se planquent pour fumer, pi­
coler, engloutir du pâté et débla­
térer sur l’existence de Dieu. On
ne perd aucun mot de leurs
échanges avinés, comme si la vé­
rité allait surgir là, de la bouche de
l’un de ces deux génies réduits ici
à l’état de gosses punis et em­
maillotés dans des peignoirs
blancs. Mais l’art du dialogue de
Thalasso est tout autre, préférant
la poésie absurde au dialogue pla­
tonicien, et donne lieu à des mo­
ments désarmants, comme lors­
que Houellebecq fond en larmes
en évoquant la résurrection des
corps.
L’absurde enfle un peu plus
lorsque la petite troupe de ravis­
seurs qui, cinq ans avant, a enlevé
Houellebecq, se greffe au duo,
afin qu’il l’aide à retrouver la
mère de l’un d’entre eux, partie, à

80 ans, avec un homme plus
jeune qu’elle. Autour de la table,
les folies s’enchevêtrent : on com­
pare les religions, on questionne
un pendule, on évoque sa rencon­
tre avec la Grande Faucheuse, tan­
dis que le grand écrivain se prend
à rêver de l’élection présiden­
tielle. On ne sait plus très bien si la
cure a eu raison du duo comique,
ou si Michel et Gérard ont finale­
ment inoculé un étrange virus
dans ce décor aseptisé : celui de la
jouissance, du vin et de la parole
qui coulent et du monde qu’on re­
fait de la meilleure des manières,
un peu à la va­vite.
murielle joudet

Film français de Guillaume
Nicloux. Avec Gérard Depardieu,
Michel Houellebecq, Maxime
Lefrançois (1 h 32).

Michel Houellebecq et Gérard Depardieu dans « Thalasso », de Guillaume Nicloux. WILD BUNCH DISTRIBUTION

« Michel, il
apprend son
texte, il est très
studieux,
scrupuleux...
Depardieu, lui, est
dans l’instant »
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