Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

8 |planète MERCREDI 21 AOÛT 2019


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Sur la Rance, énergie verte et envasement durable


L’usine marémotrice provoque une accumulation de sédiments très supérieure aux estimations


REPORTAGE
pleudihen­sur­rance (côtes­
d’armor), dinard (ille­et­
vilaine) ­ envoyé spécial

P


osté sur le seuil du bar de
son camping à Pleudi­
hen­sur­Rance (Cô­
tes­d’Armor), Pierre­Yves
Chevestrier, 51 ans, guette les al­
lées et venues des estivants. En ce
début d’après­midi, les touristes
quittent leur emplacement pour
s’allonger de l’autre côté de la
route, sur la plage. Il s’agit de l’une
des rares des bords de Rance, cet
estuaire de 22 km² qui court de Di­
nan, en amont, à Saint­Malo et Di­
nard, en passant par Saint­Suliac.
Les vacanciers ont raison de profi­
ter de la marée haute. Bientôt,
l’eau se retirera et dévoilera un
paysage lunaire composé d’une
boue grisâtre. Il sera alors impos­
sible de se baigner.
« Avant, il n’y avait que du sable,
de la berge jusqu’au chenal, se sou­
vient Pierre­Yves Chevestrier. Mil­
limètre par millimètre, la vase s’est
déposée. Pourtant, ici, on est relati­
vement préservé grâce aux vents et
aux courants. » A certains endroits
de la ria, classée Natura 2000, les
sédiments s’entassent sur plu­
sieurs mètres de haut, jusqu’à ren­
dre la navigation périlleuse. Régu­
lièrement, des plaisanciers
manœuvrant du mauvais côté
d’une bouée de l’étroit chenal
s’enlisent. Ces dix dernières an­
nées, ils fuient l’estuaire. Le port
de Dinan a vu son activité chuter
de 40 %. « La situation est grave,
observe Didier Lechien, maire de
Dinan (UDI) et président de Cœur
émeraude, association défendant
le classement de la vallée en Parc
naturel régional. La Rance doit
être la colonne vertébrale de ce
parc. Pourtant, on continue à me­
ner une politique de l’autruche
quant à son envasement... »
Comme la majorité des élus lo­
caux et des associations de rive­
rains, il reproche à l’Etat et à EDF
d’avoir ignoré les conséquences de
l’activité de l’usine marémotrice
de la Rance. Propriété de la France
exploitée par l’entreprise énergéti­
que, ce fleuron de l’industrie trico­
lore des « trente glorieuses » pro­
duit, depuis son inauguration
en 1966, 17 % de la production
d’énergie bretonne, ou encore suf­
fisamment d’énergie renouvela­
ble pour satisfaire les besoins en
électricité d’une ville de 220 000
habitants comme Rennes. Ce pro­
totype, copié à une seule reprise
en Corée du Sud, profite de la

marée naturelle montante pour
faire tourner ses vingt­quatre tur­
bines et retenir l’eau de l’autre côté
du barrage, pour la vidanger en­
suite afin d’actionner à nouveau
ses machines. Ce jeu de flux et de
reflux modifie les courants, accé­
lère la durée de remplissage de l’es­
tuaire, qui conserve parfois un ni­
veau de pleine mer pendant plu­
sieurs heures. Résultat : son enva­
sement, le développement de
polders, la disparition de plages, la
mue de la faune et la flore...

Extraction laborieuse
Après des décennies à qualifier
cette sédimentation de « natu­
relle », EDF a finalement reconnu
sa responsabilité à la suite de la
publication en mai 2017 d’un rap­
port du Commissariat général à
l’environnement et au dévelop­
pement durable. Le document ré­
clamait que « le niveau d’ambition
sur le plan de l’état écologique du
plan d’eau ne soit pas moindre que
celui qui porte sur la production
d’énergie renouvelable ». Les ex­
perts proposaient un programme
quinquennal préconisant une ex­
traction annuelle de 50 000 m³ de
sédiments et la mise en place
d’un comité scientifique chargé
d’imaginer des actions pour endi­
guer le phénomène.
Mais, selon l’association Rance
environnement, qui rassemble
600 adhérents, ce rapport « mini­
mise » l’ampleur de l’envasement.
Un récent travail des bureaux
d’étude Egis et Idra pour l’établis­
sement public territorial de bassin
(EPTB) Rance­Frémur orchestrant
le curetage de la ria, que Le Monde
s’est procuré, estime que 3,65 mil­
lions de m^3 de boue se sont dépo­
sés dans l’estuaire entre 2011 et


  1. C’est dix fois plus qu’an­
    noncé en 2017. « Ces données sont
    plausibles, mais incertaines. Nous
    avons besoin de davantage d’élé­
    ments pour affiner le constat. S’ils


se confirment, ces résultats se­
raient... préoccupants », juge Pierre
Le Hir, chercheur à l’Institut fran­
çais de recherche pour l’exploita­
tion de la mer (Ifremer) et prési­
dent du comité scientifique nou­
vellement formé. L’expert estime
que l’activité de la centrale provo­
que « au moins » la moitié de la
gangrène sédimentaire.
Pour EDF et l’Etat, hors de ques­
tion de cautionner ces analyses.
« L’usine a une part de responsabi­
lité qui n’est cependant pas quanti­
fiable à ce jour. En attendant des
études nouvelles fiables, je reste
sur le compromis raisonnable de
50 000 m³ annuels », maintient
Antoine Malafosse, directeur hy­
droélectricité Bretagne et Nor­
mandie à EDF. Dominique
Consille, sous­préfète de Dinan,
appuie : « Le rapport de 2017 a dé­
verrouillé une situation bloquée
depuis des années. Travaillons à
partir de cette feuille de route.
Nous avançons bien. »
Cet optimisme tranche avec le
scepticisme des différents acteurs
impliqués dans le plan d’actions
proposé en 2017. Son budget de
9,5 millions d’euros n’est toujours
pas ficelé. EDF, qui assure que le
barrage n’est « pas rentable » et
rappelle avoir déboursé dix mil­

lions d’euros depuis 1990 pour
l’entretien de l’estuaire, refuse
d’assumer l’intégralité de la note.
L’Etat, les collectivités territoria­
les et les différents organismes
publics rechignent à compléter le
budget. L’extraction préconisée
de la vase se révèle laborieuse, de
l’aveu d’Yves Chesnais, premier
adjoint au maire de Saint­Jouan­
des­Guérets et président de
l’EPTB : « Cette année, nous allons
évacuer... 9 000 m³. Si certains par­
lent d’échec, je ne veux pas en assu­
mer la responsabilité. Je fais avec
les moyens à ma disposition. »

« Pas un désastre »
Quant au Conseil scientifique, ce
groupement d’une quinzaine de
professionnels mobilisés bénévo­
lement, mis en place en 2018, il at­
tend que les études qu’il préco­
nise soient financées pour cerner
l’impact réel de l’usine sur son en­
vironnement, proposer un ajus­
tement de ses conditions d’ex­
ploitation, repenser le dragage de
la vase et la valorisation de cette
substance considérée comme un
déchet... « Nous ne financerons
pas toutes les demandes et priori­
serons les plus pertinentes. Nous
devons trouver une solution conci­
liant la production électrique,

l’écologie, l’économie de la plai­
sance, celle de la pêche à pied et de
la conchyliculture..., temporise la
sous­préfète. L’envasement n’est
pas un désastre. Cette matière
peut même être écologiquement
plus intéressante que du sable. »
Ces déclarations irritent le séna­
teur Les Républicains (LR) des
Côtes­d’Armor, Michel Vaspart,
qui dit « ne plus avoir confiance ».
L’élu a décidé de contourner l’Etat
et EDF. Accompagné d’autres res­
ponsables locaux (LR et La Répu­
blique en marche, LRM), il a ren­
contré le commissaire européen à
l’énergie pour faire reconnaître la
production de la centrale comme
renouvelable et imposer à EDF de
la commercialiser plus chère que
le tarif classique. Les élus veulent

contraindre l’entreprise à utiliser
cette nouvelle manne pour finan­
cer l’entretien de la Rance. « De­
puis des années, le ministère me di­
sait que ce légitime changement
de tarification était impossible. Le
commissaire a été vite convaincu.
Il était surpris de ne pas avoir été
sollicité plus tôt par l’Etat... »,
s’agace Michel Vaspart, qui attend
désormais le feu vert du minis­
tère de la transition écologique.
Tous ces atermoiements ques­
tionnent sur l’avenir de l’exploita­
tion dont la concession s’achè­
vera en 2043. Et si l’ouvrage subis­
sait le même sort que les autres
symboles du génie industriel
tricolore des années 1960 : le
Concorde, Le Redoutable ou le
France? L’Etat et EDF refusent
d’évoquer un possible arrêt du
barrage qui subit actuellement un
chantier de rénovation de
100 millions d’euros, sans pour
autant écarter fermement cette
hypothèse. « Personne ne milite
pour la fin de l’usine, conclut Jean­
François Mordrel, le président de
Rance environnement. Nous vou­
lons qu’elle fonctionne mieux. La
production d’électricité verte ne
peut pas se réaliser au détriment
de l’environnement. »
benjamin keltz

Le patrimoine génétique agricole syrien a été sauvé de la guerre


La banque de semences a été sauvegardée dans l’archipel arctique du Svalbard, et son centre de recherche délocalisé au Liban et au Maroc


terbol (vallée de la bekaa,
liban) ­ envoyée spéciale

S


ous le soleil de la vallée liba­
naise de la Bekaa, non loin
des montagnes qui mènent
vers la Syrie, Ali Chehadeh, cher­
cheur au Centre international de
recherche agricole en zones arides
(Icarda), est intarissable sur les
graines cultivées au domaine de
Terbol : des variétés d’orge, de blé,
de fèves... « L’un de nos buts est
d’identifier les cultures les plus rési­
lientes pour affronter le change­
ment climatique », dit ce scientifi­
que syrien au département des
ressources génétiques de l’Icarda
qui conserve, étudie des semences
et en distribue à des agriculteurs.
La préservation de la biodiver­
sité et la recherche de la sécurité
alimentaire sont des priorités de
cette organisation internationale,
dont le siège temporaire est basé à
Beyrouth. Elle s’est gagné une ré­
putation mondiale avec sa banque

de graines, vaste patrimoine de se­
mences de céréales, légumineuses
et légumineuses fourragères,
autrefois active en Syrie,
aujourd’hui répliquée à Terbol, au
Liban. « Dans notre banque généti­
que, nous avons identifié de nom­
breuses variétés, adaptées aux ré­
gions arides, tolérantes à la séche­
resse, moins demandeuses en
eau », poursuit Ali Chehadeh, en
ouvrant la porte de chambres froi­
des dans le bâtiment où les collec­
tions de semences sont abritées.
Le chercheur connaît le domaine
libanais depuis la fin des années


  1. Le lieu ne fut longtemps
    qu’un site secondaire, alors que
    l’Icarda était basé dans la région
    d’Alep. A cause de la guerre, le cen­
    tre a dû délocaliser ses activités.
    Les équipes commencent à être
    déplacées en 2012. Cette année­là,
    les combats gagnent la ville d’Alep,
    coupée en deux, entre zone gou­
    vernementale et quartiers rebel­
    les. Les trajets vers Tall Hadya, le


site agricole de l’Icarda, situé à une
trentaine de kilomètres au sud­
ouest d’Alep, tournent au périple.
Mais il est inconcevable pour les
chercheurs, expatriés ou syriens,
d’abandonner la banque de se­
mences de Tall Hadya, riche de
près de 150 000 échantillons. Dès
2008, des duplicatas avaient été
déposés à la réserve mondiale de
semences de Svalbard, en Nor­
vège, en plus des copies envoyées
à d’autres banques de gènes.
Quand, en 2011, la révolte contre le
régime de Bachar Al­Assad éclate
en Syrie, les équipes accélèrent le
transfert de copies. Elles sont con­
voyées hors du pays jusqu’en 2014.
Un an plus tard, un premier re­
trait, exceptionnel, du coffre­fort
de Svalbard, contribue à la recons­
titution de cette collection par les
chercheurs de l’Icarda, au Liban et
au Maroc. D’autres retraits, et des
envois d’anciennes ou de nouvel­
les acquisitions, ont eu lieu de­
puis. « Nous comptons avoir régé­

néré, en 2022, la majorité des élé­
ments retirés [de Svalbard] », ex­
plique M. Chehadeh, qui a fait
une fois le voyage vers l’archipel
norvégien. « La majorité de nos
graines proviennent du Moyen­
Orient. C’est un patrimoine mon­
dial, essentiel pour les agricul­
teurs, aujourd’hui ou dans cent
ans. Voilà pourquoi on s’est battus
pour sauver et reconstruire notre
collection. Il s’agit de ressources
génétiques vitales pour le futur. »

Site en zone de conflit
Ce natif du nord de la Syrie n’a, lui,
quitté le bureau d’Alep qu’à la fin
de l’année 2016, après avoir parti­
cipé au sauvetage du site histori­
que de Tall Hadya. En s’installant
au Liban, le sexagénaire a apporté
des milliers d’herbiers, désor­
mais conservés à Terbol. En Syrie,
l’Icarda « a joué un rôle important
dans le développement de l’agri­
culture avant la guerre, par l’intro­
duction de graines plus producti­

ves. Dans les années 1990, la Syrie
était devenue autosuffisante en
blé, rappelle un expert du secteur.
La structure, qui dispose de fonds
internationaux, s’est ensuite pen­
chée sur l’agriculture durable et les
stratégies de l’eau. » Un sujet ma­
jeur : la surexploitation de l’eau
dans le pays, liée aux exigences de
production des autorités, a eu des
conséquences désastreuses lors
de la sécheresse de 2007­2010.
Ali Chehadeh veut retourner
travailler dans son pays, quand
les conditions le permettront.
« L’Icarda était comme une
deuxième maison pour moi », dit
ce père de quatre jeunes adultes. Il
garde le contact avec les agricul­
teurs de Tall Hadya. Les nouvelles
en provenance de cette ferme de
mille hectares, située en territoire
insurgé, le laissent « optimiste »
sur le fait que la collection origi­
nale de graines de Tall Hadya soit
préservée, malgré les aléas de
l’électricité, fournie par des géné­

rateurs. « Le bâtiment des cham­
bres froides est le seul qui n’a pas
été détruit, nous dit­on », relate Ali
Chehadeh. Les terres sont tou­
jours cultivées dans la bourgade.
Mais le retour des scientifiques
sur place n’est pas à l’ordre du
jour. L’Icarda, auquel le gouverne­
ment syrien verse toujours une
contribution, conserve des bu­
reaux à Alep et à Damas. Mais le
site de Tall Hadya, en zone de
conflit, reste hors de portée.
Ali Chehadeh continue de se
rendre à Alep, sous contrôle loya­
liste, pour des visites personnel­
les. Il partage l’avis de divers ex­
perts : l’agriculture sera « l’un des
secteurs le plus facile à réhabili­
ter » quand la guerre marquera le
pas. A condition que des fonds
soient disponibles, ainsi que de la
main­d’œuvre : le domaine de
Terbol voisine avec des camps in­
formels de réfugiés syriens, et
beaucoup sont des agriculteurs.
laure stephan

Le chenal
envasé
de la Rance
à marée
basse, à La
Vicomté­sur­
Rance (Ille­
et­Villaine),
en août 2017.
THIERRY PASQUET/
SIGNATURES

A certains
endroits,
les sédiments
s’entassent sur
plusieurs mètres
de haut, rendant
la navigation
périlleuse

Saint-Malo

Dinard

Barrage - usine
marémotrice EDF

ILLE-ET-
VILAINE

CÔTES-
D’ARMOR

La Manche

La

(^) R
a
n
ce
Paris
2 km

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