2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE RÜF

Pourquoi une nouvelle traduction de
«La Divine Comédie»? Passeur de Michel-Ange
et de Leopardi, Michel Orcel, irrité
par ses prédécesseurs, explique ses choix
◗ «A mi-chemin de notre vie mortelle», Dante Alighieri
(1265-1321), âgé de 35 ans, entreprend un voyage à
travers la cosmologie chrétienne, de l’Enfer au Para-
dis en passant par le Purgatoire, en trois fois 33 chants
plus un et des milliers de vers. Comme toutes les
œuvres majeures, La Divine Comédie a connu au cours
des siècles des dizaines de traductions, privilégiant
soit le sens, souvent obscur pour nous, soit la musi-
calité du vers de 11 syllabes. Récemment, Jean-Charles
Vegliante, Danièle Robert et René de Ceccatty ont de
nouveau tenté l’aventure. Au printemps 2019, l’éditeur
genevois La Dogana a publié, en édition bilingue, la
belle et audacieuse version de L’ E n fe r par Michel
Orcel, à la fois poète, grand connaisseur de la langue
italienne et islamologue.

Dans votre avertissement, vous exprimez votre
«extrême irritation» face aux choix de vos trois derniers
prédécesseurs. Quels ont été les vôtres? Peut-on parler
de progrès en traduction? Oui, je l’avoue, c’est le dépit
et même la colère qui m’ont décidé à traduire la
Comédie. Quels étaient mes griefs face aux trois der-
nières traductions? La première – très juste d’un
point de vue sémantique – est abrupte, dépourvue
de toute musicalité, souvent vilaine; la seconde est
un tapis de bouts rimés et de contorsions absurdes
qui prétend restituer la «tierce rime» dantesque; la
dernière enfin ( j’ose à peine le dire tant l’entreprise
est insensée) est en octosyllabes – je devrais dire en
phrases de huit pieds –, vers très difficile à manier
et bien trop court pour rendre l’hendécasyllabe ita-
lien: le résultat est une sorte de version «de gare»
de La Divine Comédie , où la pensée est abrégée, rac-
courcie, simplifiée et entachée par une grave igno-
rance de la théologie chrétienne...
M’étant forgé au cours des ans (au contact de
Michel-Ange, de l’Arioste, du Tasse et de nos Renais-
sants) un décasyllabe français qui possède l’exacti-
tude prosodique et la souplesse du vers italien, je
pense, non pas avoir triomphé de tout le monde,
mais avoir fait un peu mieux que mes prédécesseurs.
Quant à la notion de progrès, oui, elle est perti-
nente: d’abord parce que les traducteurs sont plus
ou moins aptes à traduire de la poésie (bien peu sont
de vrais poètes), ensuite parce que la langue évolue:
si l’on désirait avoir une sorte de traduction «à la
vitre» (Chateaubriand) de la Comédie , qui se tienne
le plus près possible de l’original, il faudrait traduire
Le Purgatoire et Le Paradis comme Emile Littré l’a
fait pour L’ E n fe r : traduction très belle, mais totale-
ment archaïsante, que ne comprendrait qu’une
poignée de gens. En vérité, compte tenu de la mue
perpétuelle de la langue, les classiques étrangers
devraient être retraduits tous les demi-siècles.

Vous avez renoncé à la rime, par quoi l’avez-vous rem-
placée? Je n’ai pas tout à fait renoncé à rimer. J’ai
renoncé à restituer la tierce rime (ABA BCB CDC, etc.),
mais je conserve de temps à autre celles qui lient le
premier et le troisième vers. En effet, l’italien, langue
essentiellement vocalique, fait moins sonner les
rimes que le français, accoutumé à l’appui des
consonnes et aux rimes riches. J’ai donc choisi de
jouer sur des consonances et des rimes plus rares,
des sortes d’échos presque spontanés suggérés par
le texte. De surcroît, l’italien use en poésie de toutes

L’ENFER, RETRAVERSÉ PAR UN

Genre | Poésie
Auteur | Dante Alighieri
Titre | La Divine
Comédie. L’Enfer
Traduction | De l’italien
par Michel Orcel (édition
bilingue)
Editeur | La Dogana
Pages | 464

PAR JEAN-FRANÇOIS SCHWAB

Dans «Mémorial de la terre
océane», l’auteur d’origine
écossaise aux mille et une
curiosités, et à qui l’on doit
le concept de géopoétique,
déploie son amour immodéré
pour les lieux où la terre
rencontre la mer

◗ Difficile de coller une étiquette
sous ses semelles de vent qui
arpentent le monde depuis plus de
six décennies: poète, écrivain-voya-
geur, essayiste, intellectuel
nomade, bourlingueur érudit, phi-
losophe de la nature, vagabond
transcendantal, géographe-
conteur, cosmographe? Difficile
aussi d’en coller une sur son pas-
seport pour ne pas perdre le nord:
Ecossais d’origine, Français d’adop-
tion, Européen d’esprit, universel
d’inspiration, c’est ainsi que Ken-
neth White décline son identité.

Cet homme de corps qui a le goût
du monde et du nomadisme, cet
homme d’esprit qui s’est inventé
une poétique de la terre et de la
mer, se définit le plus volontiers
comme un poète-penseur, plus
réaliste qu’idéaliste.
Sous ses pieds, ses mains et sa
plume, tantôt en anglais, tantôt
en français (ou traduit par sa
femme Marie-Claude White): 30
recueils de poésie, 25 essais et une
quinzaine de récits. Inlassable-
ment, il écrit et, à 83 ans, il publie
Mémorial de la terre océane , son
«opus poeticum ultimum», aux
allures de recueil testamentaire,
où la mémoire semble jouer un
rôle plus marqué que dans ses
autres livres. Sa boussole poé-
tique reste, elle, la même, comme
il le souligne, consistant «à suivre
les rythmes de la Terre, les lignes,
parfois continues, parfois brisées,
du monde» et pour qui «la grande

KENNETH WHITE, POÈTE-PENSEUR ET ARP


continents. «Marchant toujours de
cime en cime/je ne suis jamais une
route unique.»
La poésie si singulière et caracté-
ristique de Kenneth White porte
un nom, conceptualisée et baptisée
par le poète-penseur lui-même: la
géopoétique. Ce professeur d’uni-
versité a même créé en 1989 l’Ins-
titut international de géopoétique
avant de lancer aussi une revue au
tout début des années 90, Les
Cahiers de géopoétique.
Dans Au large de l’histoire, il
retrace les origines de son inven-
tion: «C’est lors d’un voyage, en
1978, le long de la rive nord du
Saint-Laurent, en route pour le
Labrador, que le mot «géopoé-
tique» a surgi dans ma conscience
pour désigner à la fois un espace
qui s’ouvrait de manière de plus en
plus évidente dans mon propre
travail, et un nouvel espace général
qui pouvait s’ouvrir dans notre

Des écrivains partagent les livres
qu’ils ont envie de lire pendant
la pause estivale. Cette semaine:
Marie Darrieussecq

Madame de Lafayette,
«La Princesse de Clèves» (Folio)
C’est un de mes livres fétiches. A cha-
cune de mes lectures, que ce soit à
14 ans, à 20 ans, aujourd’hui à 50 ans,
j’ai toujours découvert un nouveau livre.
C’est la marque des
chefs-d’œuvre. J’ai mis
du temps avant de
comprendre qu’il
s’agissait d’un roman
sur une adolescente
qui découvre l’amour.
La princesse n’a que
15 ans. Je conseille tou-
jours de sauter les
quinze premières
pages, elles sont décourageantes. Il faut
les lire à la fin. Elles donnent la dimen-
sion politique du livre: la princesse de
Clèves n’était qu’un pion, une monnaie
d’échange, sur l’échiquier impitoyable
de la cour de France.

Kenzaburô Oé, «Dites-nous comment
survivre à notre folie» (Folio)
En nos temps de réchauffement clima-
tique, je trouve bien de lire un livre qui
questionne sur les
moyens de guérir de
notre folie humaine.
Kenzaburô Oé parle de
façon saisissante et
tendre de son fils han-
dicapé mental, méta-
phore de notre folie
justement. Dans une
autre nouvelle, Gibier
d’élevage , il est ques-
tion de l’arrivée d’un pilote de chasse
afro-américain dans un village japonais
et du racisme archaïque qu’il provoque.

Fritz Zorn, «Mars» (Folio)
Encore un livre que je relis. Mars est
évidemment connu en Suisse, moins en
France. C’est un roman
de colère et d’angoisse,
une critique de la ville
de Zurich, de la Suisse
des banques, de l’Eu-
rope telle que nous
l’avons construite.
Fritz Zorn, atteint d’un
cancer mortel, laisse
ainsi une trace inouïe
qui donne un sens à
son mal. n PROPOS RECUEILLIS PAR LISBETH
KOUTCHOUMOFF ARMAN

Marie Darrieussecq est l’auteure d’une vingtaine
de romans, dont «Truismes» (P.O.L), «Le Bébé»,
«Il faut beaucoup aimer les hommes».
Elle publie fin août «La Mer à l’envers».

«MES LIVRES DE VACANCES»


(GETTYIMAGES)

inspiration/commence avec une
lente et profonde respiration/
dans l’air du large».

DE CIME EN CIME
Mémorial de la terre océane nous
emmène d’abord sur la côte armo-
ricaine en Bretagne, où Kenneth
White a installé son «atelier atlan-
tique» depuis bien longtemps,
avant de nous entraîner «dans la
salle des cartes» où il déplie sa
charte personnelle du monde. Le
voyage continue ensuite entre
«pèlerinages et pérégrinations», du
nord au sud, de l’est à l’ouest, ici ou
ailleurs. «Mettez ensemble art et
pensée/vous trouverez: arpen-
teur.» La poésie-monde de l’Ecos-
sais né à Glasgow en 1936 et natu-
ralisé Français en 1979 embrasse
le plus souvent des chemins de
traverse, avec un amour immodéré
pour les lieux où la terre rencontre
la mer, aux extrêmes bords des

Dante et ses
traducteurs

Dante Alighieri
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
ché la diritta via era smarrita.

Ahi quanto a dire qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra et forte
che nel pensier rinova la paura!

Jacqueline Risset, GF Flammarion,
1992/2004 
Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvai par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue.

Ah dire ce qu’elle était est chose dure,
Cette forêt féroce et âpre et forte
Qui ranime la peur dans la pensée!

Danièle Robert, Actes Sud, 2016
Etant à mi-chemin de notre vie,
Je me trouvais dans une forêt obscure,
La route droite ayant été gauchie.

Ah! combien parler est chose dure,
De cette forêt rude et âpre et drue
Qui à nouveau un effroi me procure!

Michel Orcel, La Dogana, 2019
A mi-chemin de notre vie mortelle,
je me trouvai dans une sylve obscure
où la directe voie s’était perdue.

Dire ce qu’elle était, c’est chose dure,
cette sylve sauvage, et âpre et forte,
qui dans l’esprit renouvelle la peur.

sortes de licences permettant des agglutinations et
des élisions audacieuses. Il faut ajouter à cela que cet
idiome se passe aisément d’articles.
Si l’on veut employer un vers exact et régulier pour
traduire la poésie italienne classique, il faut user de
toutes les ressources dont disposait la vieille poésie
française, notamment les vocables aujourd’hui obso-
lètes ou peu communs (les démonstratifs «cil» ou
«cestui», par exemple), les archaïsmes ou les néo-
logismes (mais sans excès), les suppressions d’ar-
ticles, les élisions, les apocopes, ces abréviations
passant pour être un procédé populaire mais pos-
sédant en réalité de solides lettres de noblesse
(Marot, Ronsard, Desportes...).

La langue de Dante et son univers sont-ils encore acces-
sibles à un lecteur contemporain? Rappelons-nous
simplement que Dante est le vrai créateur de la
langue italienne: du point de vue linguistique, de
larges pans de la Comédie (à commencer par le pre-
mier vers, qui est de l’italien purement moderne)
sont accessibles à tout lecteur. D’autres exigent de
vrais éclaircissements; certains sont carrément
obscurs. Notons cependant à quel point l’italien
contemporain est de source ancienne, quand nous
avons nous-mêmes du mal à lire Montaigne, qui écrit
ses Essais trois siècles plus tard! Quant à la subs-
tance tant historique que théologique de la Comédie ,
elle exige souvent des explications. Néanmoins, la

24 LIVRES


LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 17 AOÛT 2019
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