Une des célèbres
illustrations
de «L’Enfer»
de Dante,
chant XXII,
par Gustave Doré,
au XIXe siècle.
(CULTURE CLUB/
GETTY IMAGES)
POÈTE
Genre | Poésie
Auteur | Kenneth
White
Titre | Mémorial
de la terre océane
Traduction | De
l’anglais par
Marie-Claude White
(édition bilingue)
Editeur | Mercure
de France
Pages | 208
culture.» Ailleurs dans son œuvre,
cette autre définition: «Le but de
la géopoétique est de renouveler
chez l’être humain la perception
du monde, de densifier sa présence
au monde.»
CHANTS AMÉRINDIENS
Si ses essais sont en étroite adé-
quation avec sa grande curiosité
intellectuelle et son érudition plu-
ridisciplinaire, sa poésie est plus
terrestre, marine, voire aérienne.
Elle marche, navigue ou vole autour
du monde, par-delà tout esthé-
tisme, maniérisme et intellectua-
lisme, dans une stylistique très
sobre et naturelle, parfois lyrique.
En tendant bien l’oreille, on y
retrouvera des résonances de
poèmes celtes, de haïkus japonais
ou encore de chants amérindiens.
Ce rôdeur des confins n’est jamais
très éloigné non plus du géographe,
de l’océanographe, du topographe,
du sismographe ou du géologue,
avec ce que ces métiers peuvent
avoir d’aventurier. Dans son sac à
dos littéraire sont empilées depuis
ses études ses principales
influences: Henry David Thoreau,
Walt Whitman, Nietzsche, Baude-
laire, Rimbaud, Jack Kerouac ou
encore Gilles Deleuze, ainsi que les
philosophies orientales et les haï-
kus. Et toujours des carnets et de
quoi écrire. n
ENTEUR DU MONDE
puissance du texte et des émotions qu’il transporte
soulage bien souvent le lecteur d’avoir recours à des
notes. Ce qui explique d’ailleurs qu’en accord avec
Florian Rodari, mon amical éditeur, qui a bien sou-
vent collaboré à cette traduction par de très heu-
reuses suggestions, nous avons réduit l’appareil
critique au strict essentiel.
Votre traduction des «Canti» de Leopardi sort en édi-
tion de poche. Y a-t-il un lien entre les deux univers?
Flammarion vient en effet de rééditer ma traduc-
tion sans me prévenir; je le déplore un peu car, ces
dernières années, j’ai retraduit certaines de ces
pièces, notamment L’Infini ... Le lien entre Dante
et Leopardi est labile (bien que l’Alighieri n’ait cessé
de nourrir la poésie italienne jusqu’à nos jours et
que le poète romantique lui ait consacré une ode
de jeunesse), mais il n’est pas insignifiant pour moi
car c’est par Leopardi que j’ai commencé cette
longue carrière de traducteur qui m’a conduit à
remonter le temps (avec une longue station au
moment de la Renaissance) pour aborder enfin aux
rivages de la Comédie , ouvrage que, pour des raisons
tant techniques que psychologiques, j’aurais été
incapable d‘affronter plus tôt.
Votre connaissance de l’islam a-t-elle joué un rôle?
Pour ce qui est de l’islam, sur lequel en effet j’ai
beaucoup travaillé, on ne saurait faire l’économie
des travaux d’Asin Palacios et de la très probable
influence de L’Echelle de Mahomet sur la Comédie.
On ne peut guère aller plus loin, mais on remar-
quera que, si Mahomet et Ali sont bien jetés dans
le cercle des schismatiques (ce qui est un héritage
de la pensée de saint Jean Damascène), Averroès
et le grand Saladin jouissent du séjour des Limbes,
cette sorte d’anté-Enfer destiné par Dante aux âmes
qui ont méconnu le salut chrétien, où se trouvent
non seulement Homère et Virgile, mais Aristote et
même Démocrite...
Cette traversée des Enfers a-t-elle été aussi une épreuve?
Oui, elle a souvent été une épreuve, non seulement
technique, mais aussi émotionnelle: qui ne fondrait
pas en larmes en traduisant le chant V ou le pathé-
tique épisode d’Ugolin? Sans parler des multiples
lieux où l’évocation d’un tendre passé, le souvenir
des paysages toscans, l’affection toute paternelle de
Virgile pour ce grand enfant de Dante ne peuvent
que pousser le traducteur ému à jeter tout son savoir
sur la page.
Pourquoi, au premier vers, que tout le monde connaît,
même sans avoir lu la «Comédie», avez-vous ajouté un
adjectif: «A mi-chemin de notre vie mortelle»? Je suis
heureux que vous me posiez cette question, car
j’avais naturellement traduit dans un premier temps
«Au mitan du chemin de notre vie», jusqu’au jour
où Florian Rodari m’a suggéré la version «Au milieu
du chemin de notre vie mortelle». D’abord frappé,
presque choqué par cette proposition (peut-être
parce que j’entendais dans ma mémoire les beaux
vers de Leopardi: «Silvia, rimembri ancora / quel
tempo della tua vita mortale...»), j’en suis venu non
seulement à accepter cette suggestion, mais à l’adop-
ter avec joie car elle offre, sans aucune trahison
sémantique, une belle finale féminine («mortelle»)
alors que le mot «vie» en fin de vers détonne affreu-
sement face à l’accent de l’original «vita». Je confesse
donc avec plaisir que le premier vers de cette tra-
duction n’est pas de moi, mais de mon éditeur, à qui
je renouvelle ici toute ma gratitude. n
«UNE LUEUR DANS LA NUIT»
Chaque semaine,
la romancière a tenu
une chronique de l’été,
dans et hors des livres
◗ Je vous écris du XVIIIe siècle.
Lorsque je lève les yeux de ma page,
je vois les feuilles d’un très vieux
platane, je vois la fenêtre, encadrée
de son habillage de boiseries, puis
les rideaux bordés de franges et
chapeautés d’une cantonnière plis-
sée. Ici, au château de Lavigny, les
fenêtres sont des cérémonies. Les
boiseries ne se contentent pas d’ali-
gner leurs classiques rectangles à
baguettes, elles ont été sculptées
en pilastres aux angles ornés de
rosaces, en colonnes cannelées et
en frontons ioniques. Tout cela
transforme le paysage en événe-
ment. Or il manque une houppe à
l’une des cordelettes qui retiennent
les rideaux. Entre deux phrases, je
passe du temps à me demander à
quelle époque et à quelle occasion
elle fut égarée et quel fantastique
magasin de passementerie pour-
rait regarnir à l’identique ces cas-
cades de moire.
FINIR DANS UN ROMAN
C’est l’heure de l’apéritif. En me
rendant au jardin, je ralentis devant
la bibliothèque du corridor dans
l’idée que, pressé d’enrichir mon être
intérieur, un livre s’avancera d’un
coup sec à ma rencontre. La semaine
dernière, c’est arrivé avec Lolita.
Celles et ceux ayant lu ma chronique
précédente auront compris que
Nabokov n’est pas seulement pré-
sent au château sous forme papier.
Il est donc tout à fait possible qu’il
ait lui-même facétieusement poussé
l’ouvrage de la tranche alors que je
passais devant. Mais ce chef-d’œuvre
m’a rendue si triste qu’à plusieurs
reprises je me suis présentée devant
mes collègues dans un état d’abatte-
ment impropre à la vie en société. Ils
ont été obligés de me rappeler gen-
timent qu’il s’agit de littérature. Je
me suis vite reprise. En résidence
d’écriture, il faut adopter un com-
portement impeccable s’il l’on ne
veut pas finir dans un roman.
Autant que possible, nous essayons
de montrer le côté lumineux de
notre personnalité. En équilibristes
de la relation, nous évitons les
écueils liés à une trop grande
confiance en soi comme ceux liés à
un excès de modestie. Sers-moi
encore un verre de ce délicieux vin
de Féchy. Nous ne nous permettons
pas d’oublier que Voltaire venait
Les premiers soirs, je n’ai pas fait
attention. Puis j’ai compris que cette
lueur mouvante que j’apercevais
n’était pas une luciole mais le bout
allumé d’une cigarette et qu’au bout
de cette cigarette, il y avait forcé-
ment une main. Cela faisait plu-
sieurs nuits que je passais de ma
chambre à ma salle de bains dans le
plus simple appareil. J’ai ressenti
une espèce de choc rétroactif. J’ai
voulu fermer les volets extérieurs
mais ceux-ci sont condamnés par la
présence de moustiquaires fixes.
Evidemment, il est hors de question
de déranger les vénérables rideaux,
alors je passe devant mes fenêtres à
quatre pattes. Cela me permet aussi
de retrouver un peu de souplesse
dans les hanches. Je rabats ma
courtepointe et j’étouffe la flamme
de ma lampe à huile. n
* Son médecin était propriétaire
du château.
Laurence Boissier est notamment
l’auteure d’«Inventaire des lieux»,
de «Rentrée des classes» et de «Safari»,
tous parus chez art&fiction.
jusqu’ici depuis Ferney et que les
rosiers grimpants, trois, qui ornent
le perron, l’ont vu entrer malade et
sortir guéri*.
UNE DERNIÈRE LARME
DE FÉCHY
Devant ces ancêtres plusieurs fois
centenaires, nous contrôlons nos
inévitables pulsions. Nous parlons,
par exemple, de la Suisse, dont je
suis la seule représentante, des cou-
leurs de son drapeau, des fontaines
de ses villages, de ses neiges éter-
nelles. Encore une larme de ce très
bon vin de Féchy?
Le crépuscule. Le parfum des
roses, les topiaires en impéné-
trables bastions, les ombres du
monde extérieur. Les étoiles
devraient être filantes cette nuit,
non? Faisons un vœu, il me semble
en avoir vu une. Un bras sur une
épaule. Une dernière larme de ce
petit vin de Féchy? Puis c’est l’heure
pour moi d’aller dormir.
Mes antiques fenêtres donnent sur
le jardin et son muret où s’attardent
parfois des fumeurs noctambules.
LAURENCE BOISSIER
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(FRASSETTO POUR LE TEMPS)
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LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 17 AOÛT 2019