2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
Genre | Roman
Auteur | Céline
Debayle
Titre | Baudelaire
et Apollonie
Editeur | Arléa
Pages | 161

Baudelaire a 36 ans en 1857 et sa muse une année
de plus. Il fréquente le salon artistique et littéraire
de cette égérie des peintres et des poètes, où il
croise notamment Théophile Gautier, Gustave
Flaubert, Nerval, les Goncourt ou encore Delacroix.
Apollonie a inspiré dix poèmes à Baudelaire, mais
ils ne furent amants qu’une seule fois, au désespoir
de cette femme qui apparaît entre autres dans des
toiles de Boucher, Van Loo, Meissonier et peut-être
Courbet.
Elle aurait aussi inspiré Flaubert pour le person-
nage de la Maréchale dans L’Education sentimentale.
Son amant et protecteur, Alfred Mosselman, homme
d’affaires et collectionneur, était si fier de sa com-
pagne qu’il ne se contentait pas de lui procurer rente
et salon. Il a voulu donner son corps à l’admiration
des multitudes, le faisant mouler par le sculpteur
Auguste Clésinger. Cette pâmoison voluptueuse,
datant de 1847 et intitulée Femme piquée par un
serpent , demeure au Musée d’Orsay.
Au-delà du côté anecdotique, Céline Debayle saisit
avec une justesse bénédictine l’univers mondain du
Second Empire. Baudelaire apparaît dans toute sa
fragilité, et sa pose schizophrénique d’idolâtre miso-
gyne. Si le poète manifestement la fascine, l’auteure
prête plutôt voix à la muse qu’au poète, au modèle
qu’au sculpteur, ce qui est un point de vue plutôt
original. Pour elle, Apollonie Sabatier est une femme
libre, très en avance sur son temps, bien davantage
qu’une courtisane manipulatrice et capricieuse. ■

PAR JEAN-BERNARD VUILLÈME

Apollonie Sabatier, dite «la Présidente»,
a inspiré plusieurs artistes dans le Second
Empire. En 2019, elle se retrouve au cœur
du premier roman de Céline Debayle
◗ Connue comme auteure très éclectique d’une quin-
zaine d’ouvrages, notamment sur le monde ara-
bo-musulman et méditerranéen ( Sur les traces de
Lawrence d’Arabie, 2015, Grèce , 1993), mais aussi un
livre de recettes ( Les Pains et leurs Recettes, 1996),
grand reporter et journaliste, Céline Debayle livre
un premier roman bien ciselé. Son sujet, cerné de
près, paraît un peu superficiel: il s’agit du ren-
dez-vous charnel, sous-titre du roman, entre le poète
Charles Baudelaire et Apollonie Sabatier, la nuit du
27 août 1857.

ÉGÉRIE DES PEINTRES ET POÈTES
L’imaginaire de Céline Debayle se glisse dans les
dialogues, les gestes, les déplacements, les pensées
des personnages, autrement dit dans les interstices
non documentés de cette relation. Ce faisant, elle
parle du désir et de la déprise amoureux. Pour le
reste, les lettres échangées par le poète et sa muse
sont authentiques et les tracas de Baudelaire liés à
sa condamnation, quelques mois plus tôt, pour
«outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs»,
entraînant le retrait de six poèmes des Fleurs du
mal, font partie de l’histoire littéraire.

UN PREMIER ROMAN


DANS LE BOUDOIR


«Saba est l’archétype


de l’auteur local


universel:


l’énigmatique,


l’intrigante Trieste


est omniprésente


chez lui»


La piazza dell’Unità d’Italia, à Trieste, ou piazza Grande, avec l’Hôtel de Ville au centre, vers 1910. (IMAGNO/AUSTRIA ARCHIVES)

ce genre de commerce, écrit Saba.
Je tire plus de fierté de cette modeste
entreprise que d’être l’auteur du
Canzoniere. Peut-être parce que
Il canzoniere fut un don de la Nature
et que la librairie ne doit son exis-
tence qu’aux efforts que j’y ai mis.
Je dois reconnaître que c’est dans
mon commerce, au milieu de mille
tourments et de mille remèdes, que
j’ai écrit mes plus belles poésies.»
Les catalogues de la librairie Saba
sont autant de tirés à part poé-
tiques. Dans le catalogue numéro 111
publié en 1948, le poète se confie
au lecteur dans une langue aussi

À TRIESTE, SUR


LES TRACES


D’UMBERTO SABA


PAR SAMUEL BRUSSELL

Considéré comme un des plus
grands auteurs italiens
du XXe siècle, le poète a tenu,
dans l’ancienne ville austro-
hongroise, une boutique
de livres anciens, «monde
merveilleux» qui se visite
encore aujourd’hui

◗ «Sans rien connaître à ce métier,
j’ai réussi à monter une librairie,
dans la ville la plus hostile qui soit à

boulettes de viande aux tomates,
façon méridionale, narrées avec
gourmandise et nostalgie dans une
lettre à sa fille Linuccia) – Saba
évoque «les racines ancrées en pro-
fondeur dans l’inconscient indivi-
duel et collectif» des grands poètes.
Le lecteur se retrouve, se reconnaît
ainsi dans le monde que le poète
décrit et sent à son tour le besoin
d’aller marcher dans les lieux où il
vécut, pour respirer l’air qu’il res-
pira, en pèlerin. Saba est l’archétype
de l’auteur local universel: l’énigma-
tique, l’intrigante Trieste est omni-
présente chez lui, avec son cosmo-
politisme qui n’est qu’une de ses
particularités et ses idiosyncrasies
étranges qui sont autant d’atours.

SOUS LA POUSSIÈRE
C’est ainsi que l’on se retrouve au
numéro 30 de la via San Nicolò, un
affluent de Ponterosso, où voi-
sinent l’église catholique romaine
San Antonio et l’église orthodoxe
serbe Saint Spyridion, avec son
entrelacs de canaux où, sur un
pont, un Joyce de bronze semble
emboîter le pas à celui du passant
(avec les deux autres bronzes, de
Saba via Dante et de Svevo piazza
Hortis, c’est un seul et même golem
qui embrasse et sillonne la ville).
Quand on passe la porte de la
librairie, les effluves du «monde
merveilleux» sont encore là. On
écoute les confidences de Mario
Cerne, le fils du «bon Carletto», le
fidèle employé libraire à qui le poète
dédia un poème. L’antre, faiblement
éclairé, est devenu un capharnaüm,
les étagères ploient sous les livres
et la poussière, des fissures
lézardent les murs et le parquet en
maints endroits ouvre des trous
béants. Des visiteurs venus du
monde entier écoutent pieusement
Mario répandre la bonne parole de
la mémoire des lieux.
En ce lieu, en ce temps, le ciel de
Trieste s’est infiltré – «Le ciel qui est
au-dessus des poésies de Saba, qui
l’absorbe dans sa totalité, ce ciel
organique [...] que nos prédéces-
seurs reconnurent comme unique,
[...] c’est le ciel de «l’autre rive», écrit
le poète en parlant de lui-même, avec
humour. Ce ciel nous hante, depuis
l’une et l’autre rives, comme il sied
au ciel de hanter les esprits. ■

Cette histoire qu’il rêvait d’écrire,
l’ Histoire d’une librairie , on en
trouve des fragments tout au long
de son œuvre, dans ses poèmes
comme dans les proses.
Le délicieux écrivain triestin Tul-
lio Kezich écrit dans ses souvenirs:
«Le vieux Saba me maudissait. Moi
aussi, comme tant d’autres clients
de la Libreria Antica e Moderna de
la via San Nicolò 30, j’ai été la cible
des imprécations d’Umberto Saba
quand, adolescent, je m’attardais
un peu trop longtemps à farfouiller
sur les étagères, en proie à la curio-
sité. Penché au-dessus de sa
machine à écrire, occupé à taper
les fiches du catalogue, il me lançait
des œillades torves, poussait des
soupirs d’impatience, grommelait
entre ses dents.»

BOULETTES DE VIANDE
AUX TOMATES
Saba, dans sa tanière, fut avec une
égale grâce poétique libraire et édi-
teur: à l’enseigne de la Libreria
Antica e Moderna, il publia en 1920
ses Cose leggere e vaganti (choses
légères et vagabondes) dans une
édition tirée à 35 exemplaires, illus-
trée par son ami le poète et
peintre Virgilio Giotti; puis, en 1921,
fut imprimée à 600 exemplaires la
première édition du Canzoniere ,
illustrée là encore par Giotti. Il est
amusant de songer que ces ouvrages
à compte d’auteur d’un poète alors
quasiment inconnu sont
aujourd’hui devenus des raretés
bibliophiliques hors de prix.
Tout poète, tout écrivain capable
de grandeur devient le compatriote
et le contemporain de ses lecteurs.
Dans une de ses proses de Tre
ricordi del mondo meraviglioso  – ce
tour d’horizon extraordinaire qui
met en scène une série de souvenirs
et d’hommages dédiés à des écri-
vains, des peintres, des paysages,
des livres, des plats culinaires (les

PROMENADES ITALIENNES (3/3)


Samuel Brussell, écrivain et collabo-
rateur du «Temps», nous entraîne
dans ses déambulations en Italie à
la rencontre de trois conteurs qui ont
porté haut l’art de capter la vie. Cette
semaine, Umberto Saba (1883-1957).

naturelle et aussi directe que celle
de ses poèmes: «Ce catalogue qui
s’ouvre avec un Tour d’Ecosse
aurait dû plutôt, si j’avais tenu ma
promesse, commencer par un récit
intitulé Histoire d’une librairie .»
Saba reconnaît dans cet éditorial


  • car il est vrai que ces catalogues
    sont également autant de petites
    gazettes – que le courage lui a man-
    qué au dernier moment. Cette his-
    toire, il aurait voulu l’écrire,
    confesse-t-il, «avec le lait de l’hu-
    maine bonté qui existe en nous
    tous, même s’il se cache au fond de
    nous-mêmes, retenu par la peur».


Les rebondissements du Brexit, les élections
européennes, les 40 ans de la mort de Jean Monnet,
le devoir de mémoire: Antonio Rodriguez propose,
sous forme d’aphorismes, une ultime fois cet été,
une série de méditations sur les tourments de l’Europe.

Apprendre une nouvelle langue est le seul
parler européen.


  • Désormais, lorsque les Chinois
    ne parviennent plus à se comprendre,
    ils s’accusent de parler l’européen.


  • Lorsque Neandertal a vu Sapiens
    débarquer sur ses terres et bafouiller,
    il s’est dit: «Ce métèque-là, on va bien
    pouvoir l’exploiter.»




ANTONIO RODRIGUEZ

Antonio Rodriguez est professeur à l’Université de Lausanne et poète,
auteur de «Big Bang Europa» et «Après l’Union» (Tarabuste).

LA DÉRIVE DU CONTINENT (5/5)


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