Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
Clermont, Stéphanie y est née et y a toujours
vécu. Quand elle s’aventure au-delà, elle « flippe
un peu de [s]e perdre », même si elle sait pouvoir
se raccrocher à Google Maps. Pendant vingt ans,
la jeune femme a dû s’accommoder, même
quand il fallait grimper la côte de la maternité à
pied, enceinte de sa fille. « Je suis une grande mar-
cheuse », préfère-t-elle ironiser, robuste dans sa
large doudoune, des yeux bleus rieurs. Pas du
genre à s’apitoyer. Même si ses jambes se sou-
viennent encore des deux heures de marche quo-
tidienne, cinq ans durant, de nuit, pour
ses ménages. Aucun bus à ces heures-là, mais
les huées d’hommes éméchés sortant de boîtes
de nuit. Stéphanie s’est une fois offert un taxi :
20 euros, « le prix d’un chariot plein », on ne l’y a
plus reprise. Laila, elle, voudrait ne plus avoir à
dépendre de son mari pour se déplacer, d’autant
que celui-ci, maçon dans le bâtiment, embauche
à 4 heures, explique-t-elle, un foulard violet et
des montures noires qui mangent son visage
rond, en resservant un thé à la menthe dans son
salon marocain.
Se déplacer implique non seulement de pouvoir
bouger – disposer de moyens de transport –, mais
aussi de savoir bouger : maîtriser le français,
déchiffrer la signalétique, lire un plan réseau,
comprendre une fiche horaire, réserver un billet...
Un capital qui n’est pas accessible à tout le monde,
dans une société à flux tendus où tout impose de
bouger pour exister : fragmentation des territoires

et de l’emploi, allongement des distances domi-
cile-travail, budget transport de plus en plus
lourd... Comme Stéphanie, Laila, Stella et Mickaël,
une population importante vit des situations de
mobilité restreinte ou contrainte. Le sociologue et
spécialiste de ces questions Éric Le Breton parle
de « situations d’insularité » – les individus étant
métaphoriquement bloqués sur une île ayant
pour centre leur domicile. Leurs freins ne sont pas
seulement territoriaux mais peuvent être phy-
siques, économiques ou encore psychologiques et
culturels. Il n’existe pas de dénombrement rigou-
reux de cette population, mais deux à trois
Français sur dix (soit 14 à 19 millions) seraient
concernés, selon les estimations du sociologue,
qui englobent de manière large une diversité de
situations : habitants de territoires ruraux, périur-
bains, d’une zone prioritaire de la politique de la
ville, allocataires de minima sociaux, personnes
en insertion, personnes âgées dépendantes, per-
sonnes en situation de handicap, migrants...
Pour Éric Le Breton, la mobilité est devenue « le
droit des droits ». Un droit civil, mais aussi social
et politique, qui « régit et conditionne tous les
autres : pour pouvoir exercer un droit à la forma-
tion, à l’emploi, au logement, à la santé, la culture,
la citoyenneté, encore faut-il pouvoir se déplacer ».
En être privé « condamne les individus à n’être que
des citoyens de seconde catégorie ». Une probléma-
tique prise en compte dans la loi d’orientation des
mobilités (LOM), adoptée en novembre.

« Bloquée », c’est aussi le premier mot de
Stella. Cette mère célibataire vit quelques plis de
massif plus haut encore, hameau des Ollières, au
bout d’un chemin de terre spongieux, première à
gauche après Blot-l’Église, 420 habitants et une
épicerie Proxi qui fait office de tout. Malgré les
déveines, cette quinquagénaire s’en était toujours
sortie vaille que vaille. Tant qu’elle pouvait comp-
ter sur sa Renault Mégane, une seconde main de
18  ans rachetée 6 000  euros à l’époque,
312 000  kilomètres au compteur depuis. Mais, en
septembre, l’engin a lâché. Au chômage, Stella
n’avait pas les moyens de payer des réparations.
« Le coup de grâce », dit-elle. Les contours de son
hameau ont alors pris ceux d’un îlot, l’assignant à
résidence.
Soixante kilomètres au sud, à Clermont-Ferrand,
Stéphanie et Laila se sentent empêchées, elles
aussi. Ces deux mères vivent en ville, pourtant.
La première, 38 ans, célibataire, une fille de 12 ans
en garde alternée, à 3 kilomètres du centre ; la
seconde, 28 ans, mariée, trois enfants, aux Vignes,
un quartier prioritaire au nord. Elles n’ont pas le
permis, pas de voiture, sont peu à l’aise à vélo.
Leurs déplacements sont soumis à des impératifs
horaires – parfois inadaptés –, circonscrits au
quadrillage tracé par l’alphabet des bus et des
tramways : le C pour aller chercher la fille de
Stéphanie au collège, le A pour Pôle emploi et les
enfants de Laila à la crèche, le 3 pour rejoindre la
CAF et Lidl... Il y a les barrières invisibles, aussi.


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