Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1

DEPUISle 4novembre 2016, Selahattin Demirtaş,


leader du Parti démocratique des peuples (HDP),progres-
siste et prokurde, est incarcéré dans la prison turque de
haute sécurité d’Edirne, non loin des frontières bulgare et
grecque. Opposantàlapolitique autoritariste et répressive
du président RecepTayyip Erdoğan (1), cet avocat spécia-
lisé dans la défense des droits humains poursuit son com-
bat par la littérature. AprèsL’Aurore,recueil de nouvelles
dédié«à toutes les femmes assassinées,/à toutes celles
victimes de violence»,et récompensépar le prix Montluc
Résistance et Liberté 2019 (2), ilapublié en avril 2019
Devran–Et tourneralaroueen français –, succès de
librairie enTurquie avec un tirage de deux cent mille
exemplaires.

Dans ces quatorze nouvelles, Demirtaş propose au
lecteur des récits intimistes où la politique et la morale ne
sont jamais loin. Ici, c’est un avocat prospère qui, perdu
dans la neige–décor primordial dans la littérature kurde
d’expression turque –, est confrontéàson passé d’ancien
procureur,responsable de tant de condamnations injustes.
Là, c’est une famille de saisonniers confrontés aux rigueurs
de l’hiver dans le sud-est du pays, avec pour seule espérance
une transhumance, l’été, pour gagner leur vie en cueillant
des fruits dans la très fertile plaine de Çukurova. Ailleurs,
c’est un village qui n’a aucun moyen d’empêcher une
entreprise minière de dévaster la nature environnante.
Pauvreté, misère,chômage, désarroietbrutalité clientéliste
des représentants de l’État... Demirtaş nous le dit avec

simplicité:c’est ainsi que
«mal-vivent»nombre de
ses concitoyens, habitants
d’un pays qui prétend
pourtant faire partie des
puissances émergentes.

Les personnages
les plus courageux devant
l’adversité sont souvent
des femmes ou de très
jeunes gens. On est ému
par cette syndicaliste qui
entend ne rien abdiquer
faceàses petits chefs, ou par l’acte fou d’un gamin décidé
àpunir les siens pour leur égoïsme et leur âpreté au gain
faceàdes démunis déchiquetés par les morsures de l’hiver.
On sourit–car l’humour imprègne ce recueil–àlarédemption
d’un voleuràlatire qui découvre l’existence d’engagements
généreux qu’il ne soupçonnait même pas et qui, fréquentant
des militantsd’extrême gauche, finit par dire :«Jenesais
pas encorecequ’est exactement la révolution, mais ça a
l’air sympa.»

Confrontéàlacensure vigilante du pouvoir turc,
Demirtaş n’hésite pasàrecouriràl’allégorie, commelorsqu’il
met en scène un jeune Kurde obligé de gagner sa vie en
travaillant dans une station balnéaire et qui, un jour,croise,
alors qu’il manque se noyer,des privilégiés obsédés par leur
bronzage. Comment, alors, ne pas repenseràses amis morts,
brûl és dans le sous-sol d’un immeuble au Kurdistan?Etde
se demander :«Mérite-t-il le nom d’êtrehumain, celui qui
se fait bronzeràBodrum, celui qui ne souffrepas le martyre
àlapensée de tous ceux qui se sont fait carboniser dans le
sous-sol de nos villes?»C’est en écrivain talentueux que
Demirtaş nous conte l’arbitraire qui règne dans son pays.

AKRAMBELKAÏD.

(1) Lire Selahattin Demirtaş,«“L’homme qui se prend pour un sultan” »,
Le Monde diplomatique,juillet 2016.
(2) Selahattin Demirtaş,L’Aurore,traduit du turc par Julien Lapeyre de
Cabanes, Points, Paris, 2019 (1reéd. :Éditions Emmanuelle Collas, 2018).

Q


UANDle suffrage«universel»–enfait masculin –
est promulgué, en 1848, s’ouvre le«grand
cirque électoral », entre pamphlets et affiches.
Le livrede Zvonimir Novak en retrace les élans et
les désillusions, scandés par une vivifiante
iconographie (1). C’est ainsi qu’on voit le candidat,
au XIXesiècle, sommé de porter barbe ou moustache,
tout comme plus tard il sera tenu au costume-
cravate. Et c’est dès 1869 qu’une lithographie
d’Honoré Daumier proclame par la bouche d’un
ouvrier tenant un bulletin de vote :«Vl’à ma
cartouche »...

Il yaaussi ceux qui refusent les lois de ce
«cirque ».L’anarchiste Zo d’Axa présente aux légis-
latives de 1898 un âne blanc baptisé Nul. En 1908,
la féministe Hubertine Auclert renverse symboli-
quement une urne. En 1910, Fénelon Hégo propose
un programme audacieux :«Extinction de la pauvreté
après huit heures du soir.»En 1920, la commune
libre de Montmartre voit s’affronter listes cubistes et
dadaïstes. De Pierre Dac, quilanceen 1965 le MOU,
le Mouvement ondulatoire unifié,àlacandidature
de l’humoriste Coluche en 1981 (il se retirera de la
course peu avant l’élection), la dérision antisystème
aura de nombreux hérauts.

Enfin, l’ouvrage n’oublie pas de saluer ceux qui
retournent leur veste toujours du bon côté, comme

ÉCOLOGIE DROIT


25


LEMONDEdiplomatique–MARS 2020


AFRIQUE


Une mort opportune


L


E18 septembre 1961, avant l’aube, le Suédois
Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’Or-
ganisation desNationsunie s(ONU),meurt dans
un accident d’avion près de Ndola, en Rhodésie du
Nord, l’actuelle Zambie. Sa mort n’a jamais été élucidée.
Il se rendaitàNdola pour parlementer avec le séces-
sionnisteMoïse Tshombe, président du Katanga, province
riche en minéraux qui s’était déclarée indépendante de
la République du Congo en 1960. Il se verra décerner
le prix Nobel de la paixàtitre posthume en octobre 1961.
Il yaune dizaine d’années, la chercheuse britannique
SusanWilliamsamené une enquête audacieuse,
consultant des documents d’archives en Zambie, en
Afrique du Sud, en Suède, en Norvège, au Royaume-

Uni, en France,enBelgique, aux États-Unis, et multipliant
les entretiens (1). Chrétien fervent, diplomate intègre,
hostileàladiscrimination raciale, celui qu’on surnommait
«Monsieur H.»cherchaitàprotéger le Congo des
ambitions prédatrices des grandes puissances.Audébut
des années 1960, l’ONU avait envoyé3500 casques
bleus au Congo... SelonWilliams, Hammarskjöld aurait
bel et bien été assassiné;oualors, on aurait tenté de
détourner son avion. Auraientpuêtreimpliqués les
milieux d’affaires belges et français, qui avaient des
intérêts économiques dans la région, avec le soutien
sans doute des services de renseignement américains et
britanniques.L’enquête des autorités locales conclut,
elle,àune erreur de pilotage;l’ONU classa l’affaire

en 1962. Mais, en 2015, la Suède demande la réouverture
de l’enquête, avec des investigateurs indépendants. En
effet, comme le souligne le journaliste Maurin Picard (2),
de nouvelles données anéantissent la thèse de l’accident,
comme le témoignage du«charbonnier Custon Chipoya,
qui avudeux avions dans le ciel avant de s’enfuir,
terrifié»,mais dont les propos ont été négligés par les
enquêteurs.Selon l’ingénieur aéronautique suédois Bo
Virving, l’avion aurait été victime d’une interception
aérienne de nuit, lors du virage final avant son atterrissage,
tandis que le diplomate français Claude de Kémoularia
raconte avoir rencontré en 1967«unpilote mercenaire
affirmant êtrecelui quiaabattu le DC-6».L’auteur
rappelle également que le criminologue suisse Max
Frei-Sulzer,sollicité par l’ONU en 1962, avait choisi
de faire fondre l’épave pour isoler d’éventuels projectiles.
N’a-t-il pas ainsi fait disparaîtredes preuves?

Mieux encore:Picardadéniché dans les archives
nationales britanniques le compte rendu d’une réunion
secrètetenue en septembre 1961àLondresetanimée
par le premier ministre Harold Macmillan,àl’issue
de laquelleles participants réfléchissent au«meilleur
moyen»de«sortir Hammarskjöld du jeu».Autre
suspect possible:le«captain Charles»,«éminence
grise du lobby katangais en Europe de l’Ouest et
acteur influent de l’industrie minièredans la Copperbelt,
(...) [qui]s’inquiète auprès de Londres des visées de
l’ONU au Katanga et exige des mesures fortes contre
cette ingérence».

Combats contre le silence des survivants et la force
d’inertie des administrations:les deux ouvrages se
lisent aussi comme des romans d’aventures riches en
mystères et en rebondissements. Enfin, un filmdanois
récent rouvre également le dossier:ildonne la parole
àdivers témoins, notamment africains, qui confirment
avoir vu l’avion être abattu par un autre appareil, plus
petit, juste avant son atterrissage (3).

Le 27 décembre 2019, l’Assemblée générale de
l’ONUadécidé de prolonger jusqu’à 2021 l’enquête
internationale ouverte en 2016.
CHLOÉMAUREL.

(1) SusanWilliams,Who Killed Hammarskjöld?The UN, the
ColdWar, and White Supremacy in Africa,Hurst and Company,
Londres, 2011, 340 pages, 18,95 euros.
(2) Maurin Picard,Ils ont tué Monsieur H. Congo, 1961. Le
complot des mercenaires français contrel’ONU,Seuil, Paris, 2019,
480 pages, 23 euros.
(3)Cold Case Hammarskjöld,film de Mads Brügger,2019.

ARTS


Le sourire


du combattant


Et tourneralaroue


de Selahattin Demirtaş


Traduit du turcpar Emmanuelle Collas,
Éditions Emmanuelle Collas, Paris,
2019, 216 pages, 16,90 euros.

IDÉES


le chantait Jacques Dutronc dansL’Opportuniste,
de l’ancien président Armand Fallières aux«Macron-
compatibles ».
CHRISTOPHEGOBY.

(1)Zvonimir Novak,Le Grand Cirque électoral. Une histoire
visuelle des élections et de leurs contestations,L’Échappée, Paris,
2019, 240 pages, 29 euros.

IMAGES


Avoté!


GÉNOCIDES,USAGES ET MÉSUSAGES
D’UN CONCEPT.–BernardBruneteau
CNRS Éditions,Paris,
2019, 224 pages, 22 euros.
Pour Bernard Bruneteau, historien des idées et
professeur de science politique, la définition rigou-
reuse du génocide est d’autant plus nécessaire que
le terme est de plus en plus instrumentaliséàdes
fins politico-médiatiques. Après un bref point sur
l’origine de cette notion inventée en 1944 par le
juriste Raphael Lemkin pour désigner expres-
sément la«solution finale»des nazis, il rappelle
que ce crime ne figurait pas dans la charte du
tribunal de Nuremberg. Qu’il fallut attendre la
convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide du9décembre 1948 pour
qu’il soit défini par le droit international. Et
jusqu’en 1998 pour que les pratiques génocidaires
puissent être prises en considération par un outil
juridictionnel permanent:laCour pénale interna-
tionale, opérationnelle depuis 2002. La définition
juridique reste néanmoins épineuse tant ses critères
peuvent être assujettis au contexte géopolitique
dominant.Pourmieuxen expliciter lesusage set
mésusages, l’auteur analysedenombreuxexem-
ples choisisauRwanda,en Ukraine, en Chine, au
Tibet, en Arménie, au Kurdistan ou... enVendée.
PHILIPPEPATAUD CÉLÉRIER
RÉGRESSION DE LA DÉMOCRATIE ET
DÉCHAÎNEMENT DE LA VIOLENCE. –
Monique Chemillier-Gendreau
Textuel, coll.«Conversations pour demain»,
Paris, 2019, 128 pages, 17 euros.
En prise avec les actualités française, hongkon-
gaise, irakienne, etc.,cet essa iexaminele rapport
entre le recul de la démocratie et les progrès de la
violence. Spécialiste de droit public, notamment
international, et militante des droits humains,
Monique Chemillier-Gendreauplonge dans l’his-
toire, mais aussi dans la philosophie, la psycha-
nalyse, l’anthropologie, pour expliquer ces évo-
lutions, et lance des pistes pour en sortir.Elle
rappelle que le droit est le«mécanisme qui fixe
le curseur entrelaviolence légitime et la violence
illégitime»:ainsi, lors de la Révolution française,
«lepeuple se déclaresouverain et le traitement
juridique de la violence est entreles mains du
peuple–etnon plus du monarque».Pour elle, la
souveraineté du peuple dépasse la souveraineté
nationale, et toute perspective d’éradication de la
violence–ouentout cas d’apaisement–nepeut
désormais se limiter au cadre national. Grâce aux
questions pointues et incisives de Régis Meyran,
anthropologuespécialiste de la violence, le livre,
fort érudit, se lit facilement.
M. B.

GOUVERNERUNMONDETOXIQUE. –
Soraya Boudia et NathalieJas
E-book, éditions Quae,Versailles,
2019, 124 pages, 15 euros.
Dans le cadre du règlement européen Reach,
adopté en 2006, près de 144000 substances
actives ont été examinées avant leur mise sur le
marché. Les métaux lourds, pesticides et résidus
de plastique s’accumulent dans la chaîne alimen-
taire, provoquant des pathologies environnemen-
tales. Soraya Boudia et Nathalie Jas décrivent les
effets délétères de divers produits de synthèse.
En 2015, le coût des seuls perturbateurs endocri-
niensaété évaluéà157 milliards d’euros par an
pour l’Union européenne, soit plus de1%deson
produit intérieur brut (PIB). Les auteures analy-
sent un monde toxiqueoùles populations les plus
démunies payent un tribut exorbitantàlamoder-
nisation des sociétés contemporaines, menée à
travers des industries polluantes insuffisamment
contrôlées:report ou non-application de mesures
protectrices, les temporisations gouvernementales
aboutissent au statu quo sur de longuespériodes.
Ainsi en est-il des directives européennes sur les
nitrates, en 1991, et sur la qualité de l’air,en2008.
ANDRÉ PRIOU
POUR UNE ÉCOLOGIE DU VIVANT.
Regardscroisés sur l’effondrement en cours. –
Pierre Jouventin et SergeLatouche,avec
ThierryPaquot
Libre&Solidaire, Paris,
2019, 166 pages, 17 euros.
Sous la houlette du philosophe ThierryPaquot,
l’éthologue-écologue Pierre Jouventinetl’éco-
nomiste décroissant Serge Latouche s’em-
ploient, sans chercheràcacher certaines diver-
gences, à «écologiser nos esprits» en
s’extirpant de notre«occidentalocentrisme».
Pourquoi l’homme, qui se veut l’espècelaplus
intelligente, est-il en train de«détruiresaseule
planète habitable»?Dénonçant la«triple illi-
mitation»en cours–dans la production, la
consommation, l’accumulation des déchets –,
ils nous conjurent d’«arrêter la machine infer-
nale»:industrialisation forcenée, capitalisme
de croissance, explosion démographique. Car,
sans cela, nous allons«payer la note par des
crises écologiques majeures et des guerres».
Pour empêcher l’irrémédiable, convient-il de
«reconstruireune civilisation agraireenpetites
communautés»?Cette sorte d’écosocialisme
responsable peut résonner agréablement,mais
comment le mettre en œuvre de façon autre que
marginale?C’est la question...
JEAN-JACQUES GANDINI

LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE. Itiné-
raired’un lecteur.Entretiensavec AmelMaafa,
postface par Naget Khadda.–Charles Bonn
Elkalima, Alger,2019, 262 pages, 18 euros.
Avec ces entretiens, Charles Bonn complète son
autobiographie intellectuelle (2016). Il porte ici
un regard critique sur son parcours, sur ses lec-
tures, sur les coopérants français et sur le monde
universitaire qu’ilaintégréàConstantine en 1969.
C’est là qu’il découvre l’œuvre de KatebYacine,
ce qui décide de sa destinée de«militant anti-
colonialiste français réfléchissant sur les marges
de la littératurereconnue».Il sera l’un des pre-
miersàfaire entrer la littérature francophone
maghrébine dans le monde universitaire. Ensei-
gnantàAlger,Rabat,Lyon, Villetaneuse et Leip-
zig, Bonn témoigne d’une littérature maintenue à
la marge des programmes pour des raisons sou-
vent idéologiques.Le«mouton noir»des uni-
versités appelleàvaloriserla littéraritédes textes
francophones afin de leslibérerde la vision colo-
nial eetimpérialistefrançaiseou deslecturesthé-
matiques et nationalistes maghrébines. Bonn offre
enfin un modèle de«lectureouverte»des œuvres
de KatebYacine, Nabile Farès, Rachid Boudjedra
et Mohammed Dib–dont la rencontre est«la
plus importante»de son itinéraire.
ALI CHIBANI

DU MONDE


LA CRITIQUE DÉFAITE. Émergence et
domestication de la théorie critique.–Stathis
Kouvélakis
Éditions Amsterdam,Paris,
2019, 536 pages, 25 euros.
L’ouvrage de Stathis Kouvélakis offre un exem-
ple très réussi d’histoire marxiste de la philoso-
phie, c’est-à-dire attentive aux déterminants
socio-économiques de la pensée, mais également
aux enjeux politiques dont elle est porteuse. Cette
étude de l’école de Francfort retrace la succession
des trois générations de la théorie critique et les
moments historiques qui leur donnent sens:la
défaite du mouvement ouvrier face au fascisme
pour Max Horkheimer et Theodor Adorno, la
sociétéd’abondance conservatrice ouest-alle-
mande pour Jürgen Habermas et la crise de cette
même société pour Axel Honneth.Àpartir d’une
tension originaire entre l’exigence d’autonomie
de la pensée et celle de son immanence aux
conflits du temps, Kouvélakis souligne l’éloi-
gnement progressif de la théorie critique par rap-
port aux luttes politiques, et la tendanceàune
moralisation de la critique. Cette dynamique
connaît son apogée chez Honneth, contrairement
àune lecture répandue qui voit en lui l’incarna-
tion d’un retour au projet des fondateurs.
GUILLAUME FONDU
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