Libération Mercredi 25 Mars 2020 u 23
ce dernier n’est plus là, il restitue sa parole
à travers ses textes, dans une voix off où
Jean-Pierre Darroussin, ne se contentant
pas de lire, interprète véritablement
son rôle. Copans s’est surtout intéressé
aux rapports de Deligny avec les images.
Considérant la caméra comme un «outil
pédagogique», celui qui fut l’ami d’André
Bazin puis de François Truffaut tournait
F
ernand Deligny (1913-1996), institu-
teur, éducateur, écrivain, cinéaste
amateur, révolutionna l’éducation
spécialisée, notamment à travers son tra-
vail avec les autistes, qu’il délivra de la
psychiatrie en inventant des lieux à leur
mesure. Il ne cherchait pas à les «guérir»
mais à leur permettre de vivre avec les
autres. Non pas en les adaptant à notre
monde, mais en les laissant s’épanouir
dans le leur, qui a peut-être quelque chose
à nous apprendre. Selon lui, les autistes
se caractérisent par leur façon de se tenir
hors du langage et des intentions : chez
eux, l’agir ne devient pas du faire, leurs
gestes n’ont pas de causes et n’imitent
rien. Les observer, les comprendre, pour-
rait nous aider à sortir de notre propre en-
fermement dans le langage. Réaliser un
D
ès They Who Must Die
(«ceux qui doivent
mourir»), premier
morceau de l’album, la musi-
que gronde et pourtant c’est
lumineux. Dans une galopade
de contrebasse, de percus-
sions et d’incantations, le
saxophone de Shabaka Hut-
chings brode les motifs pulsés
dont il a le secret, faisant écho
aux images d’un «temps afri-
cain» qu’évoque la voix puis-
sante de Siyabonga Mthembu.
«Ayeye... Nawa amagwala bo.
Tina asiyisabi impi», traduc-
tion : «Voici les craintifs. Nous
n’avons pas peur du combat»,
nous avertit le médium.
Destinée. Spiritual jazz : le
mot était déjà sur toutes les
bouches à la sortie de Wisdom
of Elders en 2016, disque fabu-
leux enregistré à Johannes-
burg en une seule journée
de studio. L’infatigable saxo-
phoniste britannique Sha-
baka Hutchings ajoutait cette
pièce maîtresse à la liste de
ses nombreuses réussites.
Elevé entre Londres et la Bar-
bade, le longiligne Shabaka
s’était en effet déjà signalé au
sein de différentes formations
plus ou moins électriques :
en orbite avec son trio The
Comet Is Coming, en fanfare
infernale au sein des Sons of
Kemet. A 35 ans, le grand
échalas enfonce le clou avec
ces Ancestors, prolongeant le
geste de prédécesseurs admi-
rés dont il prononce parfois
les noms, tels Pharoah San-
ders ou John Coltrane.
La conversion à l’afrofutu-
risme envoûté se confirme
donc avec ce nouveau disque
réalisé auprès de la fine fleur
des musiciens sud-africains :
Nduduzo Makhathini et la
lumineuse Thandi Ntuli (cla-
viers) font leur apparition
remarquée, Mandla Mlangeni
(trompette) et Mthunzi
Mvubu (sax alto) jouent au
chat et à la souris avec le lea-
tion d’un chant d’église chré-
tien, en passant par un hom-
mage au rastafarisme, la voix
de Siyabonga Mthembu ac-
compagne aussi le renverse-
ment de l’ordre masculin. «Un
homme ne pleure pas, un
homme ne s’afflige pas, un
homme ne donne pas la vie»,
ces mots répétés avec em-
phase dans We Will Work (on
Redefining Manhood) dénon-
cent le «point toxique» d’une
certaine éducation au mascu-
lin. Que tout cela nous soit of-
fert en sons pleins et déliés,
empreint d’une grâce mani-
feste dans le finale Teach Me
How to Be Vulnerable, ne
manque décidément pas de
souffle.
Matthieu Conquet
Shabaka and
The Ancestors
We Are Sent Here
By History
(Impulse !).
Concerts (maintenus
pour l’instant) :
le 18 mai au New Morning
(75010),
le 21 mai à Jazz sous les
pommiers, Coutances (50).
Le documentaire de Richard
Copans montre comment
le cinéma a permis à
cet éducateur de libérer
l’inconscient des enfants
auxquels il consacra sa vie.
régulièrement des bouts de films avec les
enfants dont il s’occupait. Il avait inventé
un mot pour désigner leur façon d’utiliser
la caméra pour produire des «images au-
tistes», sans intentions et qui ne disent
rien : camérer. En 1971, ces expériences
donneront naissance à un film qui ne res-
semble à aucun autre : le Moindre Geste.
Modestement, Copans rend compte de
tout cela sans essayer de se prendre pour
Deligny, mais en suivant précisément ses
pas, ceux de sa vie autant que ceux de sa
pensée. Il ne se contente pas de le citer
mais retourne dans les paysages où il a
vécu et retrouve des objets qui lui ont ap-
partenu. Il en résulte un portrait biogra-
phique sérieux, dense, captivant.
Marcos Uzal
Monsieur Deligny, vagabond
efficace de Richard Copans (1 h 35).
Les spectateurs auront accès au film en TVOD
pour un coût de 4 € en exclusivité sur le site de
Shellac, http://www.shellacfilms.com et sur les platefor-
mes de La Toile http://www.la-toile-vod.com, le service
VOD de votre cinéma, pour les deux premières se-
maines puis en partenariat avec Universciné.
Fernand Deligny, la poétique des autistes
der, le groupe des Ancestors
reposant sur une section
rythmique exemplaire, Ariel
Zamonsky (basse), Gontse
Makhene (percussions) et
l’éminent batteur Tumi
Mogorosi.
Emphase. Shabaka... Si
vous pensiez au guerrier woo-
kiee de la Guerre des étoiles,
vous avez tout faux. Les pa-
rents du musicien songeaient
paraît-il au pharaon nubien
Neferkare Shabaka (qui régna
de 716 à 702 avant J.-C.). Ques-
tion de destinée sans doute.
Enregistré entre Johannes-
burg et Soweto, l’impression-
nant We Are Sent Here by His-
tory relève autant du lamento
que de l’imprécation. Dans
un mélange de xhosa et d’an-
glais (rendons grâce ici à un
livret bien traduit) Siyabonga
Mthembu évoque ce qui doit
être détruit, ce qu’il nous faut
sauver. «Burn the names, burn
the records, burn the archive»
reviennent plusieurs fois ou
encore plus tard dans le
même morceau : «D’un acte de
destruction est venue la créa-
tion, la mort finalement re-
connue comme une part de la
vie.» D’un poème à l’adapta-
Shabaka and The Ancestors, l’âme guerrière
Le saxophoniste britanno-barbadien
Shabaka Hutchings et sa formation
sud-africaine sortent un second album
empreint d’afrofuturisme envoûté.
Shabaka and the Ancestors. Photo Tjasa Gnezda and Mzwandile But
Deligny tournait des films avec les jeunes dont il s’occupait. shellac distribution
documentaire qui se voudrait fidèle à cet
homme si peu conventionnel est une ga-
geure. Du vivant de ce dernier, et avec sa
complicité, Renaud Victor en réalisa deux
magnifiques – Ce gamin-là (1976)
et Fernand Deligny, à propos d’un film à
faire (1989). Aujourd’hui, Richard Copans
déclare lui aussi ne pas vouloir faire un
«sur» mais plutôt «avec» Deligny. Comme