Libération - 25.03.2020

(Steven Felgate) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi^25 Mars 2020


N


aître avec douze doigts et
daltonien, on imagine que
c’est le genre de signes qui
suffisent à tenir éloigné d’une
planche à dessin. Pas Uderzo,
­Albert. Cinquante-deux ans passés
au côté d’Astérix ont fait de lui un
monstre de bande dessinée. Peu de
dessinateurs peuvent, comme lui,
se targuer d’avoir donné naissance
à une icône, un personnage
reconnais­sable immédiatement,
comme Mickey, Tintin ou Super-
man. Un succès, bien que moins
universel que les personnages pré-
cités, indifférent au passage des
­générations.
La concorde de rigueur lors des
hommages post-mortem fera peut-
être oublier combien Uderzo a di-
visé. A force de se voir reprocher
d’être un business­man, il s’était
placé en retrait du milieu de la BD,
et gardait pour celui-ci une rancœur
rabâchée au fil des interviews. Avec
le temps, les deux parents d’Astérix
laissent des images parfaitement
opposées, probablement un peu
faussées. Tandis que le scénariste
Goscinny prenait la lumière tout en
rondeur et en sourire, le dessinateur
Uderzo, sec et plus distant, cultivait
son côté «numéro bis» – au service
de Charlier ou Goscinny, jusqu’à ce
qu’il doive écrire seul son histoire.
Il est mort mardi, à 92 ans. «Dans
son sommeil, à son domicile à
Neuilly, d’une crise cardiaque sans

Par
marius chapuis

Billet


Par
laurent joffrin


Libres


Paradoxe ultime : Uderzo
disparaît au moment où
chaque famille française
voit son logement trans-
formé en mini-village gau-
lois, enserré par un appa-
reil de contrôle digne de
l’occupation romaine. Au
moment, aussi, où les auto-
rités se plaignent de l’in-
discipline «gauloise» dont
feraient preuve les Fran-
çais. C’est la force symboli-
que des personnages créés
par Albert Uderzo, d’ascen-
dance italienne, avec son
compère René Goscinny,
né d’une famille juive polo-
naise : ils ont façonné, au-
tant que Jeanne d’Arc ou
Napoléon, le mythe fran-
çais. Les Gaulois n’étaient
pas forcément ce qu’ils en
ont dit, pas plus que les
Français. Peu importe : le
talent a occulté la vérité
historique. Ainsi s’est cris-
tallisé le cliché : un peuple
jaloux de son indépen-
dance, hédoniste et querel-
leur, léger, divisé et or-
gueilleux. Faut-il s’en
plaindre? Pas forcément. Il
y a là un message politique
subliminal. Le système de
gouvernement d’Abrara-
courcix est bonhomme et
indulgent, ces villageois
susceptibles n’aiment rien
tant que vaquer à leurs af-
faires loin de l’autorité ro-
maine sans cesse tournée
en ridicule, protégés par
cette potion magique qui
est le double symbole du
droit et de la force. Un
exemple de résistance à
l’oppression, celle que
cherchaient, dans l’histoire
du pays, les paysans révol-
tés, les citadins rebelles à
l’ordre royal, les ouvriers
en butte à l’exploitation in-
dustrielle, bref, les dissi-
dents de toutes les épo-
ques, rétifs à l’arbitraire et
à la tyrannie. Une idée de
la France promue par un
immigré italien, qui est
aussi une idée de la
liberté.•


Autodidacte versatile et maître du style «gros nez»,


le dessinateur cocréateur d’Astérix a perpetué, avec un


besoin viscéral de reconnaissance et un goût acquis pour


l’écriture, les aventures gauloises longtemps après la


mort de son ami Goscinny. Il l’a rejoint mardi, à 92 ans.


lien avec le coronavirus», a précisé
son gendre à l’AFP.
A sa naissance déjà, le 25 avril 1927,
à Fisme (Marne), il est le second Al-
bert Uderzo, ses parents lui don-
nant le nom d’un grand frère, mort
prématurément quelques années
plus tôt. Immigrants italiens arri-
vés en France en 1922, les Uderzo
sont d’extraction modeste. Le père,
poursuivant la tradition familiale,
est menuisier. Il a rencontré sa
femme dans un arsenal durant la
Première Guerre mondiale. Ensem-
ble, ils ont cinq enfants – Albert est
celui du milieu. Ironie du sort, le
père des Gaulois les plus fameux de
l’histoire est resté romain jusqu’à
ses 7 ans, quand la famille obtient
la naturalisation. Le garçon grandit
à Clichy-sous-Bois et rêve de deve-
nir clown (peut-être l’origine de son
amour pour les gros nez). De ces an-
nées-là, Uderzo garde le souvenir
d’être traité de «macaroni» et une
grande méfiance pour la gauche so-
cialiste ou communiste : «J’ai trop
connu ce milieu négativement pen-
dant les années 30, les années du
Front populaire où les socialistes et
les communistes ne nous ont pas
épargnés, nous autres les immigrés
italiens.»
En 1940, pendant que la France ca-
pitule, le jeune Uderzo s’oriente
vers des études de mécanique. Pour
qu’il ne reste pas à rien faire durant
les deux mois d’été, son grand frère


  • qui est comme un second père
    pour Albert – lui dégote un petit
    boulot dans la Société parisienne


ALBERT UDERZO


La grande traversée


Albert Uderzo dans les ateliers

d’édition, qui publie Bibi Fricotin.
A 13 ans, le gamin en culotte courte
devient la coqueluche du bureau,
apprend le lettrage, la retouche
photo. Il côtoie des dessinateurs et
reste un an au lieu des quelques se-
maines prévues. Fuyant la famine
qui frappe Paris, il rejoint son frère
qui s’est réfugié en Bre­tagne avec de
faux papiers pour échapper au STO.
Il y découvre la vie de paysan et fait,
sans le savoir, ses premiers repéra-
ges. Entre deux bulletins d’actuali-
tés, au cinéma, il découvre les des-
sins animés de Walt Disney. Déjà
profondément marqué, jeunot, par
les strips de Floyd Gottfredson, il
est subjugué et rêve d’en faire son
métier.

Une bande d’amis
en costume-cravate
Sitôt la guerre terminée, Uderzo ré-
pond à l’annonce d’un studio d’ani-
mation pour devenir intervalliste.
Déconvenue sévère lorsqu’il décou-
vre que son rêve est en réalité une
usine à dessins. Mais il ne refuse
pas l’offre du patron de publier une
courte histoire, sa première esca-
pade dans la bande dessinée :
Flamberge, gentilhomme gascon. Et
c’est encore via une simple an-
nonce dans la presse qu’il gagne
son premier contrat d’édition au-
près des Editions du Chêne. La pre-
mière BD d’Uderzo s’appelle Clopi-
nard. Un petit fascicule qui met en
scène les aventures du «dernier des
grognards» de Napoléon, borgne
qui a remplacé sa jambe lll
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