26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi^25 Mars 2020
chantement druidique pour expli-
quer la guérilla des Gaulois. En
revanche, il y a incompréhension
sur le personnage principal. «Moi,
je suis parti sur l’archétype du Gau-
lois, le grand Celte blond aux yeux
bleus. Et René m’a dit : “Non, non,
non, ce que je veux faire, c’est un
antihéros.” On en avait tellement
bavé de recevoir des injonctions de
la part des éditeurs d’alors, qui nous
disaient : “Faites des personnages
qui soient fins, beaux, à l’image de
Tintin, pour que les enfants puissent
s’identifier.” C’est comme ça qu’on a
fait un petit bonhomme laid qui soit,
sinon intelligent, malin.»
Têtu, Uderzo revient à la charge
avec son gros baraqué – Obélix,
donc. Idéfix naîtra lui aussi du des-
sin d’Uderzo qui étoffe le script du
Tour de Gaule, où la description se
limitait au simple «à la porte se
trouve un petit chien». Le dessina-
teur s’amuse à le faire réapparaître
au fil des pages, pour le plaisir
d’ajouter un gag visuel. Si le chien
est si petit, c’est pour le rendre diffi-
cile à traquer et que le jeu de piste
soit amusant. Au-delà de l’anecdote,
cela dit quelque chose de l’apport
d’Uderzo, qui ajoute des gags visuels
aux blagues de Goscinny.
Astérix est un succès immédiat dans
les pages de Pilote et a droit à une
publication en album (plus rare, à
l’époque) deux ans après. Premier
tirage à 6 000 exemplaires. Cinq ans
plus tard, c’est fois cent : le huitième
album est tiré à 600 000 exemplai-
res. Les Gaulois font la couverture
de l’Express de Jean-Jacques Ser-
van-Schreiber, qui parle de «phéno-
mène Astérix» lorsque paraît l’al-
bum Chez les Bretons en 1966.
Goscinny a 40 ans, Uderzo, 39.
La dynamique
des planches
En 1968, on débat pour savoir si
Astérix, défenseur de l’ordre établi,
est de droite ou de gauche – Uderzo
refuse absolument d’entraîner
son personnage sur ce chemin-là –,
tandis que le général de Gaulle
s’amuse, un jour de Conseil des mi-
nistres, à faire l’appel en remplaçant
le nom de ses ministres par des per-
sonnages de la série. Les adapta-
tions commencent à pleuvoir.
D’abord en feuilleton radio, puis au
théâtre (Jérôme Savary au Cirque
d’hiver), en long métrage d’anima-
tion et en film live. La série connaî-
tra plus de 100 traductions. Un suc-
cès qui correspond aussi à l’ère du
temps, puisqu’il survient au mo-
ment où les adultes se mettent à lire
de la BD, notamment par l’entre-
mise de Pilote où se succèdent Jean
Giraud, Fred, Gotlib, Cabu, Gébé,
Reiser, Bretécher, Bilal... Le phéno-
mène permet en tout cas à Uderzo
de quitter son HLM de Bobigny
en 1967 et de s’installer à Neuilly. Les
gains de la série sont partagés à
parts égales entre les deux créateurs.
Pas anodin, dans une industrie qui,
jusqu’alors, pratique plutôt une ré-
partition un tiers-deux tiers en fa-
veur du dessinateur, le scénariste
étant rarement crédité.
«Uderzo, dit Goscinny dans Pilote, il
est capable de dessiner clairement et
avec talent n’importe quoi, jusqu’à,
et y compris, un combat de pieuvres
dans de la gelée de groseilles.» Si ses
personnages sont immédiatement
reconnaissables, il n’est pas aisé de
définir le style Uderzo. On retient
évidemment son art de la caricature
(Lino Ventura, Bernard Blier, Sean
Connery...) et sa façon de capter des
trognes. Ou la simplicité avec la-
quelle il glisse des personnages gro-
tesques dans des décors très réalis-
tes. Contrairement à la ligne claire
d’un Hergé, il joue sur les volumes,
donne plus ou moins d’épaisseur à
ses traits – quelque chose qu’il a pi-
qué aux Mickey de Gottfredson. En
Amérique, il cultive son goût pour le
grotesque au travers de l’école Mad
et nourrit ses talents de dessinateur
réaliste en scrutant Milton Caniff
(Terry et les Pirates) et Alex Ray-
mond (Flash Gordon).
Mais plus qu’une maestria du des-
sin, ce qu’on retient d’Uderzo, c’est
la dynamique des planches, la vi-
tesse et la fluidité de lecture. Con-
trairement à Morris, Franquin, Fred
ou Hergé, son trait n’envoûte pas. Il
reste d’ailleurs comme un dessina-
teur sans héritier direct – «Ça a été
un problème pour trouver un dessi-
nateur qui puisse se mettre dans mon
style», confessera-t-il au moment de
prendre sa retraite.
«Dans le duo gaulois, on peut dire
qu’Astérix était Goscinny et toi plutôt
Obélix ?» demande le grand ob-
servateur de la BD Numa Sadoul
en 1999 : «Voilà, encore une fois, celui
qui suit le leader, répond Uderzo.
J’ai toujours suivi un leader. Moi, je
n’aime pas m’imposer.»
«On me prend
vraiment pour
de la merde»
Le samedi 5 novembre 1977, René
Goscinny meurt de façon aussi sou-
daine qu’absurde – une crise cardia-
que lors d’un test d’effort. Uderzo
perd plus qu’un immense collabora-
teur. Les deux hommes et leurs fa-
milles sont très proches. Le dessina-
teur se forçait à aller à Cannes, qu’il
avait en horreur, pour faire plaisir à
son ami qui, en retour, oubliait sa
détestation de la campagne pour
passer du temps dans la maison se-
condaire des Uderzo. «Je le considé-
rais comme un grand frère alors que
nous avions seulement huit mois
d’écart.» Toute la presse annonce la
mort d’Astérix après 24 albums.
«Moi, je suis parti
sur l’archétype
du Gaulois, le
grand Celte blond
aux yeux bleus. Et
René m’a dit : “Non,
non, non, ce que je
veux faire, c’est un
antihéros.”»
Albert Uderzo à propos
de la création d’Astérix
Dessin réalisé par
Uderzo en 2015,
en hommage aux
victimes de l’attentat
de Charlie Hebdo.
éditions Albert René.
Goscinny-Uderzo
Uderzo re-
noue avec son ami Charlier pour lan-
cer les Aventures de Tanguy et Laver-
dure dans Pilote. Il dessinera
huit albums de ce feuilleton à la
gloire de l’armée, concurrent cocar-
dier de Buck Danny et Dan Cooper.
«Nous fournissions à l’armée la
meilleure des propagandes pour atti-
rer les jeunes. [...] Je n’en conçois pas
une grande fierté», dira Uderzo, lu-
cide et antimilitariste dans l’âme.
Amoureux de mécanique, il assouvit
cependant un plaisir de dessinateur.
Même si sa nature profonde semble
le pousser vers un style «gros nez»,
Uderzo reste l’un des rares auteurs
à avoir mené de front deux séries
majeures dans des registres aussi
différents que le grotesque et le réa-
liste. Une alternance qu’il trouve
d’abord plaisante, empêchant la
routine de s’installer. Mais au fil des
années (1959-1966), il s’use. Charlier,
passablement désorganisé et cou-
rant lui aussi trop de lièvres à la fois,
ne lui facilite pas la tâche en rendant
ses scénarios en retard ou en es-
sayant de les lui dicter par télé-
phone. Goscinny, lui, est impecca-
blement organisé. Quand Uderzo
devra choisir, il n’envisagera pas une
seconde de lâcher Astérix et confiera
Tanguy et Laverdure à Jijé – pas for-
cément de gaieté de cœur. Un peu
éclipsées par le raz-de-marée gau-
lois, les années passées avec Charlier
ont également joué un vrai rôle dans
la maturation du talent d’Uderzo.
«En un quart d’heure,
c’était branché»
Revenons à l’été 1959. Goscinny et
Uderzo sont pressés par le temps. Ils
doivent trouver une idée pour le
premier numéro de Pilote et ne veu-
lent pas se louper. Pour une fois, au-
cun éditeur ne vient brider leur
créativité. Ils envisagent une trans-
position du Roman de Renart – his-
toire de montrer que ce ne sont pas
les Américains qui ont inventé les
histoires avec des animaux –, avant
de découvrir qu’un autre auteur
planche sur la même adaptation.
Retour au point de départ. Les deux
hommes se réunissent dans l’appar-
tement d’Uderzo à Bobigny, avec
vue sur le cimetière. Panne créative.
L’organisé Goscinny se dit qu’il faut
procéder avec méthode et demande
à son compère de lui citer les diffé-
rentes périodes historiques. Les
hommes des cavernes? Déjà pris (les
Pierrafeu). Les Gaulois? «Là, en un
quart d’heure, c’était branché», ra-
conte Uderzo.
Les idées fusent : les noms en -ix, le
village qui résiste à l’envahisseur...
La Bretagne, c’est Uderzo. Il pioche
dans les quelques mois passés avec
son frère près de Saint-Brieuc. C’est
aussi lui qui apporte l’idée d’un en-
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