Libération - 25.03.2020

(Steven Felgate) #1

Libération Mercredi 25 Mars 2020 u 27


Abasourdi, Uderzo n’envisage pas
de continuer. «Mais à force d’enten-
dre dire qu’Astérix était mort, et
comme personne ne semblait se rap-
peler qu’il existait un coauteur en-
core en vie, j’ai commencé à sentir
mon amour-propre bouillonner.»
Peu importent les millions d’albums
vendus, le fait que le premier satel-
lite français porte le nom de son per-
sonnage, c’est ce besoin viscéral
qu’on reconnaisse son travail qui le
pousse à remettre le couvert. Avec
un esprit de revanche, comme pour
faire mentir les gens du milieu de la
BD qui lui envoient des messages
par presse interposée. Notamment
Greg (Achille Talon), qui prédit que
«celui qui reprendra Astérix se cas-
sera la gueule». «On me prend vrai-
ment pour rien, pour de la merde...
Qu’est-ce que je fous dans ce monde
pour être complètement écarté
comme ça ?» se souvient Uderzo bien
des années plus tard devant la ca-
méra de Patrick Sausse et Jean-
Pierre Mercier.
Toute sa vie, Uderzo gardera cette
rancœur. Contre une presse qui l’a
vite oublié. Contre des auteurs qui
ont trop parlé. Contre les autorités
du milieu de la BD qui l’ont jugé
«hors catégorie» et se sont long-
temps gardées de lui remettre des
prix – le différend avec Angoulême
se réglant en 2000 avec un prix du
millénaire, inventé pour l’occasion,
et surtout avec une grande rétros-
pective de son travail en 2013.
La reprise en solitaire est d’autant
plus compliquée pour Uderzo que
les relations avec Dargaud, qui s’est
assuré les droits d’Astérix en tirant
Pilote d’une mauvaise passe finan-
cière, sont au plus mal. Quelques
mois avant sa mort, Goscinny avait
demandé au dessinateur d’inter-
rompre Chez les Belges à sept pages
de la fin. Pour emmerder Dargaud
avec qui il avait un désaccord sur
Lucky Luke. Goscinny disparu,
Uderzo poursuit la ligne fixée par
son ami et bloque l’album. Jusqu’à
ce que la justice lui impose des as-
treintes : «Je devais 1 000 francs par
jour de retard.» Pas le choix, il re-
prend et voit chaque planche tam-
ponnée par un huissier de justice si-
tôt l’encre sèche. Pas suffisant pour
éteindre le conflit entre Dargaud et
Uderzo, qui durera vingt ans et vau-
dra à l’éditeur des rancunes éternel-
les qui ne cèsseront pas avec la
­rétrocession des droits sur
les 24 premiers albums.
Ainsi, quand il décide de reprendre
Astérix, Uderzo le fait vraiment
seul. Il fonde la maison Albert René
en 1979. Sans aucun titre en réserve.
Il lui faut sept à huit mois pour réa-
liser son premier album en solo :
le Grand Fossé. Peu sûr de lui, il de-
mande à l’ami Pierre Tchernia de le


relire. Loin d’accuser le coup de la
disparition de Goscinny, les ventes
s’envolent. D’abord au-delà du mil-
lion et demi par album, puis 2 mil-
lions, puis 3. Jusqu’à 7 ou 8 millions
au plus haut.
Sans Goscinny, Astérix perd sa fi-
nesse gaguesque qu’Uderzo tente
de compenser en accentuant l’as-
pect «aventures». Mais ce n’est pas
le drame que certains promettaient.
Au fil des ans, Uderzo prend goût à
l’écriture qui l’angoissait. «Si tu sa-
vais le plaisir que j’éprouve à trouver
une bonne idée et à la transposer par
écrit! dit-il à Numa Sadoul en 1999.
C’est une jouissance que je n’ai plus
dans le dessin depuis que ma
main travaille mal. [...] Quand on
est jeune, on a l’impression d’être
meilleur que tout le monde. Plus on
prend de la bouteille, plus on se rend
compte de ses faiblesses, et plus on
les craint. Et même lorsqu’on arrive
à un succès, au fond de soi, on y
pense encore.»

«Un Citizen Kane sans
le talent d’Orson
Welles»
Un an après avoir fondé sa maison
d’édition, lui vient l’envie de s’ins­-
pirer de Disneyland pour créer
un Parc Astérix. Remisé au placard
avec l’arrivée de la gauche au pou-
voir – selon ses dires –, le projet se
précise en 1986, et le parc sort de
terre en 1989. Avec ce chantier,
combiné à ses passes d’armes avec
Dargaud, Uderzo passe un peu pour
un cupide. Grande figure de Métal
hurlant, Druillet le compare à un
«Citizen Kane sans le talent d’Orson

Welles». A ses contempteurs qui
l’accusent d’être un businessman
cynique, il répond que s’il avait
voulu faire du fric, il aurait créé un
studio – comme Hergé, petit tacle –
pour sortir un album tous les ans.
Au lieu de quoi, il a toujours tra-
vaillé en solo, seulement assisté, en
vieillissant, de deux personnes en
charge de son encrage.
Uderzo garde les choses en famille.
Au risque que les affaires des
­éditions Albert René dégénèrent
en drame intime au fil des an-
nées 2000. Après avoir embauché
sa fille unique, Sylvie, comme atta-
chée de presse puis lui avoir confié
l’image de la marque Astérix, les re-
lations s’enveniment. Le compa-
gnon de Sylvie intègre les éditions
Albert René et prend de l’impor-
tance. Uderzo se tend, le surnomme
«Iznogoud», l’éloigne, le reprend...
jusqu’à ce qu’en 2007, il rompe avec

aux castings ronflants. On se con-
tentera de citer les propos d’Uderzo
sur le film hideux de Claude Zidi,
Astérix et Obélix contre César, avec
Clavier et Depardieu : «J’ai demandé
qu’il y ait tous les ingrédients néces-
saires pour essayer d’obtenir un suc-
cès. Je sais bien que le succès ne s’ins-
crit pas au bout d’un gros chèque,
pas forcément, mais un gros chèque
aide au moins à contribuer à essayer
d’établir un succès...» En revanche,
il sort l’artillerie lourde contre tou-
tes les tentatives de récupération de
ses personnages. Il fonce dans le
bureau de Sarkozy quand le RPR pi-
que l’un de ses dessins en 1998, et
dépose plainte quand la scientolo-
gie belge emprunte son imagerie le
temps d’une soirée de gala.
Et puis vient 2005, et Le ciel lui
tombe sur la tête. Le naufrage. Sous
couvert d’invasion extraterrestre
dans le village gaulois, Uderzo parle
de la déferlante de bandes dessi-
nées étrangères, avec dans le viseur
l’explosion du manga en France.
Goldorak devient Gœlderas, com-
prendre «gueule de rat». La fantai-
sie de Goscinny est bien loin... On
sait pourtant combien l’influence
de la bande dessinée américaine a
été décisive sur Uderzo, mais sans
doute l’a-t-il oublié lui-même. Déjà,
on avait des doutes sur le pseudo-
féminisme de la Rose et le Glaive
où, en guise de libération des fem-
mes, on avait droit à des villageoi-
ses qui ne résistaient pas au pou-
voir d’attraction des soldes et
hésitaient à boire de la potion,
«parce que ça fait grossir». Là, le li-
vre sent clairement le rance et le
dessin se dégrade. La critique lui
tombe violemment sur le râble,
mais peu importe, c’est un nouveau
succès de supermarché.
Un dernier album en forme de ru-
brique-à-brac suivra et puis la re-
traite, trente-quatre ans après le dé-
cès de René Goscinny. Alors qu’il
avait expliqué prévoir «de faire un
peu comme Hergé» et qu’après lui,
personne ne reprendrait Astérix en
bande dessinée, il passe le flambeau
à une nouvelle équipe (Jean-Yves
Ferri au scénario et Didier Conrad
au dessin) en 2011. «Je ne “cède” pas
Astérix à d’autres, je le “confie”. A
presque 86 ans, je suis un peu fati-
gué et je pense avoir mérité un peu
de repos», dit-il alors. La même an-
née, il remet les originaux de trois
albums à la BNF. Tandis qu’Uderzo
raccroche, laissant ­derrière lui quel-
que chose comme 3 000 planches
de bande dessinée, Hachette célè-
bre le cap des 350 millions d’albums
vendus dans le monde. Un record
inégalé, loin devant Hergé. Ce qui
faisait probablement d’Albert
Uderzo l’auteur français le plus lu
de son vivant.•

lui et licencie sa fille. Le dessina-
teur prépare en parallèle la vente de
ses parts des éditions Albert René
à ­Hachette (qui s’est vu confier
les 24 premiers Astérix retirés à
Dargaud). La dispute se règle à
coups de tribunes dans la presse, la
fille attaque aux prud’hommes,
puis porte plainte pour abus de fai-
blesse, estimant son père mani-
pulé. Avant qu’Albert Uderzo n’at-
taque sa fille et son gendre pour
«violences psychologiques». Jusqu’à
une récon­ciliation miraculeuse en
septembre 2014...

Passage de Flambeau
Reste que s’il protège l’aspect BD
derrière ce discours artisanal, Asté-
rix est décliné à toutes les sauces.
Aux belles adaptations en dessin
animé, dans lesquelles Goscinny et
Uderzo ont mis leur gros nez, suc-
cède le temps des grosses machines

Culture/


Le studio idéfix
Chamboulé par la découverte des films de Walt Disney,
Uderzo – comme nombre de dessinateurs de l’époque –
considère une carrière dans le dessin animé au sortir de la
guerre. Une expérience suffira à l’en dissuader. Avec le
succès, Goscinny et Uderzo découvrent horrifiés une
adaptation du premier album commanditée par Dargaud, et
s’emparent du dossier. En 1973, ils montent les studios Idéfix,
où s’agrègent d’anciens collaborateurs de Paul Grimault (le
Roi et l’Oiseau) et de jeunes animateurs. Les deux coauteurs
s’impliquent et mettent leur ami Pierre Tchernia dans la
boucle. Si l’idée des Douze Travaux d’Astérix, qui sort en 1974,
vient d’Uderzo, le dessinateur expliquera qu’il a toujours
gardé une frustration en ne retrouvant pas à l’écran son
dessin. Le studio ne résiste pas aux périodes d’inactivité
et ferme ses portes en 1977.

Avec René Goscinny, en 1976. Photo DPA. Photononstop
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