Le Monde - 11.03.2020

(avery) #1
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MERCREDI 11 MARS 2020 international| 5

Deux investitures


à la présidence afghane


Le président sortant et le chef de l’exécutif
ont chacun prêté serment, lundi, avant le
début théorique du dialogue avec les talibans

L


a capitale afghane, Kaboul,
a été le théâtre, lundi
9 mars, à quelques minutes
près, de deux prestations de ser­
ment pour la même fonction,
celle de président de la Républi­
que islamique d‘Afghanistan. Les
ambassadeurs en poste en Afgha­
nistan et le chef des forces améri­
caines et de l’OTAN ont néan­
moins préféré assister, à 15 heu­
res, à celle actant la réélection
d’Ashraf Ghani, président sortant,
à la tête du pays.
La commission électorale, après
un long dépouillement et de nom­
breux recours, avait annoncé, le
18 février, sa victoire avec 50,64 %
des voix. Le scrutin s’est tenu le
28 septembre. Son principal con­
current, Abdullah Abdullah, chef
de l’exécutif, numéro deux du ré­
gime, a dénoncé des fraudes et a
également revendiqué la pre­
mière place en organisant sa pro­
pre cérémonie dans une autre aile
du palais présidentiel.
Alors que M. Ghani, la tête cou­
verte d’un long turban blanc, pro­
nonçait son discours, le bruit
d’explosions a saisi toute l’assis­
tance. Il provenait de quatre ro­
quettes lancées d’un système
contenant dix tubes installés
dans une voiture garée à l’entrée
de la zone verte et commandés à
distance, sans faire de dégâts.
Après quelques secondes de flot­
tement, l’orateur est resté sur l’es­
trade et le public a suivi son
exemple.
Seul l’ambassadeur des Etats­
Unis a été évacué. M. Ghani a as­
suré : « Je ne porte pas de gilet pa­
re­balles, seulement ma chemise,
et je resterai même si je dois y lais­
ser ma tête! (...) Je jure de protéger
l’islam et de respecter et de super­
viser l’application de la Constitu­
tion. » Pour sa part, M. Abdullah a

indiqué : « Le peuple afghan m’a
confié une énorme responsabilité,
et je suis déterminé à [le] servir. »
Le chaos institutionnel apparaît
aujourd’hui total alors que le pro­
cessus de paix enclenché, le 29 fé­
vrier, avec l’accord de Doha entre
les Américains et les talibans
afghans promettait l’ouverture,
mardi 10 mars, de négociations in­
terafghanes en guise de préam­
bule à un retrait complet des trou­
pes étrangères d’ici quatorze mois.
Ce scénario reflète aussi la crise
politique dans laquelle le pays est
plongé depuis le précédent scrutin
présidentiel en 2014. Déjà, à l’épo­
que, les deux mêmes protagonis­
tes avaient affirmé l’avoir em­
porté et seule une médiation amé­
ricaine les avait contraints à accep­
ter un gouvernement d’unité
nationale qui a fait long feu.
Jusqu’au dernier moment, les
Etats­Unis ont tenté d’éviter ce
spectacle politique désolant qui
ne présage rien de bon alors que le
pouvoir de Kaboul et les principa­
les forces politiques du pays sont
censés, selon l’accord de Doha, se
présenter unis face à la délégation
talibane pour dessiner les con­
tours d’un pays réconcilié. Des né­
gociations avaient encore lieu
lundi et M. Ghani a repoussé à
deux reprises l’heure de sa presta­
tion de serment. En vain. Résultat,
lundi soir, plus aucune autorité
ne parlait de lancer, mardi, les
pourparlers de paix interafghans.

« Phase transitoire »
Si les discussions n’ont pas per­
mis d’éviter l’image désastreuse
d’une double prestation de ser­
ment, les vifs et intenses échan­
ges entre les camps Ghani et Ab­
dullah ont, en revanche, abouti à
une forme d’accord intermédiaire
pour tenter de sortir de l’impasse.
Les deux rivaux auraient, selon
nos informations, convenu de
mettre en place une organisation
à trois niveaux pour mener la né­
gociation avec les talibans : une
délégation chargée des contacts
directs, un comité exécutif et un
conseil politique. Par ailleurs,
M. Ghani a promis, dans son dis­
cours, de fournir, dès mardi, la
composition d’une liste « inclu­
sive » des membres de la déléga­
tion de paix représentant Kaboul
face aux insurgés.
Le chef de l’Etat a également ac­
cepté de repousser de quinze
jours l’annonce de son gouverne­
ment afin qu’il puisse être à
l’image de la diversité des sensibi­
lités politiques du pays. Enfin, il a
promis, lundi, que son gouverne­
ment publierait très vite un décret
ouvrant la voie à une libération
massive de prisonniers talibans.
Prévue dans l’accord de Doha,
cette remise en liberté était blo­
quée par M. Ghani, qui estimait
que cela ne pouvait pas être « un
préalable à la négociation avec les
insurgés mais l’un de ses élé­
ments ». Cette décision avait con­
duit les talibans à reprendre les
combats contre les forces réguliè­
res afghanes deux jours après
avoir signé la paix avec les Améri­
cains et s’être engagés à « réduire
la violence ».
Comme en 2014, les juristes et di­
plomates occidentaux s’arrachent
les cheveux pour rapprocher
MM. Ghani et Abdullah. Dernière
trouvaille, selon un ambassadeur
européen, en poste à Kaboul,
« dans cette phase transitoire,
M. Abdullah pourrait être nommé
vice­président auprès de M. Ghani
qui en compte déjà deux avec
Amrullah Saleh et Sarwar Danish ».
Les talibans ont ironisé face à
cet intense marchandage. « Rien
n’est plus important pour ces escla­
ves que leurs intérêts personnels »,
a relevé l’un de leurs porte­parole,
Zabihullah Mujahid.
jacques follorou

Au Mexique, les femmes en grève


pour dénoncer les féminicides


Quelques 80 000 manifestantes ont défilé dans les rues de Mexico,


dimanche, avant de participer à une « journée sans nous », lundi


mexico ­ correspondance

R


ames de métro clairse­
mées, trafic fluide, éco­
les et magasins fermés...
L’appel à la grève natio­
nale des femmes a été entendu,
lundi 9 mars, par un nombre incal­
culable de Mexicaines. Le calme
qui planait dans les rues du centre
de Mexico contrastait avec le
bouillonnement habituel de la
mégalopole de plus de 22 millions
d’habitants. Au lendemain d’im­
menses manifestations pour la
Journée internationale des droits
des femmes, l’initiative, baptisée
« #UnDiaSinNosotras » (« un jour
sans nous »), a dénoncé l’inaction
du gouvernement face à une va­
gue record de féminicides.
« Aujourd’hui, notre absence veut
dire ça suffit! », affirme Arlett
Gaxiola, conductrice de VTC, qui a
laissé son véhicule au parking.
Cette mère célibataire trentenaire
a passé la journée avec ses deux
enfants dans son appartement au
cœur de Mexico. Comme d’autres,
avocates, fonctionnaires ou com­
merçantes, Arlett a respecté, lundi,
les consignes des organisations fé­
ministes : « Pas de travail, pas
d’école, pas de tâche domestique,
pas d’achat... » Sa voisine, Cristina
Montiel, comptable de 27 ans,

d’expliquer : « Nous devenons invi­
sibles pour que les hommes en res­
sentent l’impact. Que se passerait­il
si nous étions toutes tuées? »
Une question qui n’est pas sau­
grenue dans le pays le plus meur­
trier pour les femmes sur le conti­
nent américain : 10,5 femmes sont
assassinées en moyenne chaque
jour au Mexique, contre sept
en 2017. Cette augmentation
macabre porte leur nombre à
3 825 l’année dernière. Mais les
autorités ne reconnaissent que
1 006 meurtres comme féminici­
des, un chiffre néanmoins en
hausse de 136 % en quatre ans.

L’impunité règne
« C’est une crise humanitaire! »,
s’alarme dans les médias Arussi
Unda, porte­parole du collectif fé­
ministe, Las Brujas del mar (les
« sorcières de la mer ») qui a lancé,
le 18 février, l’appel à la grève. Le
mot d’ordre a vite été relayé sur les
réseaux sociaux. Deux assassinats
barbares dans la capitale venaient
de secouer le pays : celui d’Ingrid,
25 ans, sauvagement dépecée par
son conjoint, puis celui de Fatima,
une fillette de 7 ans, enlevée à la
sortie de l’école et violée. En guise
de protestation, les femmes ont
disparu, dimanche, des écrans de
télévision. Plus du tiers des succur­

sales des banques, Banamex et
Bancomer, ont dû fermer leurs
portes faute de personnel. Idem
dans de nombreuses écoles et
autres services publics.
#UnDiaSinNosostras s’inspire
de la première grève des femmes,
organisée en 1975 en Islande. « Ici,
notre corps est en état de guerre,
peste Araceli Gomez, étudiante en
sciences politiques à l’Université
autonome du Mexique (UNAM),
occupée depuis des mois pour
protester contre les violences de
genre. C’est la passivité du gouver­
nement qui favorise ces crimes. »
Au­delà des féminicides, 38,7 % des
Mexicaines de plus de 15 ans ont
été victimes de violences sexuel­
les, selon l’Institut national des
statistiques (INEGI). L’impunité rè­
gne : seuls 7 % des délits de genre
font l’objet d’une enquête.
Dimanche, 80 000 manifestan­
tes arboraient dans les rues de
Mexico tee­shirts, foulards ou cha­
peaux violets, la couleur des fémi­
nistes. Des mobilisations massi­
ves ont été organisées dans des di­
zaines d’autres villes du pays pour
tirer le signal d’alarme. A Mexico,
de jeunes femmes au visage mas­
qué se sont attaquées à des devan­
tures de magasins, taguant des
murs le long du parcours. Mais ces
actes de vandalisme sont restés
isolés. Pacifistes ou virulents, les
collectifs féministes se retrouvent
pour dénoncer d’une même voix
le manque d’intérêt du président

Andres Manuel Lopez Obrador
pour lutter contre les violences
machistes.
Le lendemain, lors de sa confé­
rence de presse quotidienne, le
président de centre gauche, sur­
nommé « AMLO », a pourtant dé­
fendu « la légitimité de la lutte des
femmes pour leurs droits et leur sé­
curité ». Mais, dans la foulée, il a dé­
noncé « une partie du mouve­
ment », taxée de « conservatisme
déguisé en féminisme ».
Son ambivalence suscite la polé­
mique. Quelques jours plus tôt, il
criait au « complot », accusant ses
opposants de chercher à le désta­
biliser, après que le parti de droite
(PAN) a soutenu la grève. Pourtant,
plus de sept Mexicains sur dix ap­
puient aussi l’initiative, selon un
sondage publié dans le quotidien
Reforma. De quoi entamer la po­
pularité record d’AMLO, passée de
78 % à 59 % en un an, d’après le
quotidien El Financiero.
Pour calmer les esprits, six fem­
mes ministres ont organisé, le
5 mars, une conférence de presse
pour annoncer leur soutien à la
grève au sein de leurs ministères
respectifs. Même message de la
part de la principale confédération
patronale, Coparmex, qui a invité
ses 36 000 adhérents à appuyer le
mouvement.
Quel impact a eu la grève sur
l’économie mexicaine alors que
les femmes représentent 40 % des
salariés? La Coparmex a annoncé
de possibles pertes de 1 à 1,5 mil­
liard de dollars si toutes les fem­
mes s’arrêtaient de travailler. Mais
beaucoup ne peuvent pas se per­
mettre de perdre une journée de
salaire dans un pays où la pauvreté
frappe près de la moitié de la popu­
lation. « J’ai des enfants à nourrir »,
justifie une fleuriste devant sa
boutique au centre de Mexico,
avant de sortir un foulard violet en
solidarité avec les grévistes.
frédéric saliba

Le président
Lopez Obrador
est accusé de ne
rien faire contre
les féminicides
qui se sont élevés
à 3 825 en 2019

En Argentine, les « foulards verts »
marchent pour le droit à l’IVG
La grève des femmes a été également suivie en Argentine et au
Chili lundi 9 mars, au lendemain de protestations monstre à l’occa-
sion de la Journée internationale des droits des femmes. Elle s’est
doublée de nouvelles manifestations contre les féminicides, mais
aussi et surtout, à Buenos Aires, pour la légalisation de l’avorte-
ment. Des dizaines de milliers de femmes ont arboré leurs foulards
verts, devenus le symbole du droit à l’interruption volontaire de
grossesse, en marchant vers le Congrès. Celui-ci devra bientôt dé-
battre d’un nouveau projet de loi qui doit être présenté par le gou-
vernement du président Alberto Fernandez dans les prochains
jours. Le 9 juin 2018, le Sénat avait rejeté un texte qui permettait
l’IVG dans les quatorze premières semaines de grossesse.

LES  PROFILS


Ashraf Ghani
Agé de 70 ans, Ashraf Ghani
a grandi en Afghanistan avant
de s’exiler, en 1977, aux Etats-
Unis, où il entre à la Banque
mondiale. Il revient en Afgha-
nistan juste après la chute
des talibans, fin 2001, d’abord
comme conseiller spécial
de l’ONU. Il fait campagne
en 2014, sur fond de polémi-
que, en choisissant parmi
ses colistiers un chef
de guerre accusé d’avoir fait
massacrer des centaines de
prisonniers talibans en 2001
et est élu à l’issue d’un scrutin
entaché d’irrégularités.

Abdullah Abdullah
Agé de 59 ans, Abdullah
Abdullah, qui a commencé
sa carrière comme médecin,
vient à la politique par
la guerre. Il devient l’une des
figures de l’Alliance du Nord
du commandant Massoud,
puis est nommé ministre des
affaires étrangères en 2001.
Il est candidat à chaque
présidentielle depuis 2004
et est nommé chef de l’exécu-
tif en 2014, une fonction
créée pour partager le pouvoir
avec M. Ghani.

«On s’yplongecomme


dansunesagaNetflix,


entreHouseofCards


etGameofThrones»


LaurentJoff rin,Libération

«C’ estformidable,


ettoutestvrai!»


Anne-ElisabethLemoine,
« C àVous »,France 5

«C’ estpassionnant,


onaadoré.Lisez-le!»


BruceToussaint,
« Et en même temps »,BFM

«Unportraitàl’acide


quisedévore»


Sonia Devillers, «L’Instant M »,
France Inter

fayard

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