0123
MARDI 17 MARS 2020 idées| 29
Nadège Vezinat
Un « stress test »
pour l’organisation
des soins
Révélatrice pour tester les limites de notre
organisation de soins, cette crise sanitaire
va sans doute être l’occasion de décloisonner
deux mondes – médecine de ville et médecine
hospitalière –, estime la sociologue
L’
allocution du président de
la République, le 12 mars,
marque un moment im
portant pour le système de
santé français. La médecine de
ville est à présent clairement ap
pelée à intervenir en renfort dans
la gestion de crise liée au corona
virus. La situation d’épidémie
étant actée, de nombreux pa
tients vont être redirigés vers leur
médecin généraliste traitant pour
être diagnostiqués et soignés.
Cette pression de plus en plus
forte sur la médecine primaire
de ville va poser un ensemble de
questions allant de la prise en
charge individuelle et collective
des patients à la saturation du
système sanitaire, en passant
par la protection et la préser
vation de la santé des profes
sionnels de santé et des person
nels (secrétaires, aidessoi
gnants, personnels d’entretien)
des structures de soin.
Il ne s’agit là ni plus ni moins
que d’un « stress test » pour l’or
ganisation des soins de premier
recours en France, c’estàdire un
test de résistance destiné à éva
luer la capacité d’une organisa
tion à absorber un choc majeur.
Ici, le choc a pour nom la maladie
Covid19 et l’organisation qui doit
faire face est celle du système
français de soins primaires, mis
en demeure de prendre ses res
ponsabilités face à une pandémie
mondiale qui ne peut plus être
niée. Avec cette nouvelle phase de
l’épidémie, les cas potentiels se
ront renvoyés non plus seule
ment vers le SAMU ou les urgen
ces, qui peinent déjà par manque
de lits et de moyens matériels et
humains à répondre à la de
mande, mais vers leurs médecins
traitants habituels.
Ce sont donc les médecins gé
néralistes qui vont être en pre
mière ligne. L’ensemble des ac
teurs qui composent le marché
des offreurs de soins va par con
séquent avoir un rôle considéra
ble à jouer dans les prochains
jours – le temps que le pic de l’épi
démie soit atteint. Cette situation
de mise sous tension donnera à
voir très rapidement les fonction
nements comme les dysfonction
nements dans la prise en charge
des malades et dans l’articulation
entre la ville et l’hôpital.
A ce stade, deux scénarios peu
vent être envisagés : soit la méde
cine de ville va devoir se substi
tuer à un hôpital déjà mis à mal et
saturé – quitte à l’être ellemême
rapidement ensuite –, soit une ar
ticulation entre la ville et l’hôpi
tal pourra être trouvée.
Les moins fragiles
Dans la première option, la ges
tion de la détection comme du
traitement des personnes infec
tées par le coronavirus consiste à
« déverser » vers la médecine am
bulatoire certains publics – les
moins fragiles – qui ne pourront
plus être accueillis par l’hôpital.
Cela signifie : organiser les salles
d’attente pour séparer physique
ment les personnes à risque des
patients ordinaires ; augmenter
les temps de consultation pour
suivre les besoins sans s’épuiser ;
se coordonner avec le service ré
férent des maladies infectieuses
mais aussi se protéger (ou tenter
de le faire). Cela signifie aussi un
report vers la médecine de ville,
au risque qu’elle connaisse la
même situation de « saturation »
que l’hôpital, sans possibilité de
mettre en place une troisième al
ternative si ni l’hôpital ni la ville
ne sont en mesure de contenir fi
nalement l’épidémie.
Des besoins en matériels ont
déjà été exprimés par les soi
gnants : serontils entendus ou la
téléconsultation seratelle utili
sée pour faire face à la pénurie de
masques? La technologie, si utile
qu’elle puisse être en certains cas,
ne peut se substituer aux
moyens humains et matériels de
mandés. S’agissant, comme l’a
rappelé le président de la Répu
blique, d’« une crise sanitaire sans
précédent », des outils peuvent
bien sûr être utilisés pour mettre
à distance les malades et protéger
les soignants, parmi lesquels la
téléconsultation et la téléméde
cine peuvent intervenir pour
compléter une offre de soins.
Mais ces instruments ne rem
placeront pas une rencontre en
face à face et une auscultation.
Des moyens doivent donc être
déployés, non pas a minima par
le biais des outils qui remplacent
des médecins et des masques,
mais en assurant la préservation
de la santé des soignants par des
protections adéquates.
Des renforts humains sont éga
lement nécessaires : une intensi
fication du travail des médecins
de ville est attendue, les étu
diants et les retraités sont égale
ment mobilisés pour déconges
tionner les salles d’attente. Mais
comment la médecine de ville se
ratelle en mesure d’aider l’hôpi
tal à endiguer l’épidémie, à trai
ter tous les patients sans pour
autant délaisser ceux qui ont be
soin d’accéder à un soignant
pour d’autres problématiques de
santé que le coronavirus?
Cette crise sanitaire va agir
comme un révélateur. A la ma
nière d’un procédé chimique, elle
va tester de façon crue les limites
de notre organisation des soins.
L’exercice isolé permettratil de
répondre à la demande ou sera
til rapidement confronté à ses li
mites? A contrario, l’exercice col
lectif et coordonné dans des
structures comme les maisons
pluriprofessionnelles de santé
ou les centres de santé pourratil
révéler toute son utilité sociale?
Pourrontils améliorer les rela
tions entre la ville et l’hôpital en
donnant aux hospitaliers une
structure de référence à contacter
pour mettre en place un suivi am
bulatoire et préparer des transi
tions entre la ville et l’hôpital?
Pourrontils contribuer à désen
gorger les urgences? Pourrontils
continuer à soigner les autres ma
lades non atteints par le Covid19
ayant besoin de soins?
Dans la seconde option, l’épidé
mie peut être l’occasion d’« un
décloisonnement » rendu néces
saire pour deux mondes (méde
cine de ville et médecine hospita
lière) qui ne sont pas habitués à
collaborer et à se coordonner l’un
avec l’autre. Le dialogue et le lien
entre la ville et l’hôpital, en
même temps que les relations
avec le monde médicosocial,
sont en effet longtemps restés au
point mort. Les ateliers « villehô
pital » constituant les quelques
seuls éléments de coopération
entre ces deux univers parallèles,
l’épidémie actuelle offre une pos
sibilité de transition vers une mé
decine territorialisée et popula
tionnelle.
Enjeu d’action publique
Les enjeux d’une médecine terri
torialisée impliquent de pouvoir
passer des préoccupations de
santé de sa patientèle à des en
jeux de santé populationnelle. La
dimension de santé publique y
est forte et justifie que la structu
ration de l’offre de soins soit ou
demeure – selon le point de vue
où l’on se place – un enjeu d’ac
tion publique.
La mise en place d’un référent
hospitalier REB (risques épidé
miologiques et biologiques) pour
les praticiens de la ville présaget
elle l’instauration d’un dialogue –
par trop manquant jusquelà –
entre des professionnels de santé
exerçant en ville et à l’hôpital
pour suivre un protocole uni
forme de prise en charge des pa
tients sur l’ensemble du terri
toire? Un « arbre décisionnel » est
attendu sur le terrain et devrait
bientôt être mis à la disposition
des professionnels de santé pour
homogénéiser les prises en
charge individuelles et proposer
ainsi un accompagnement coor
donné des patients.
Cette pandémie pourratelle
être un moyen de développer une
médecine collaborative à l’échelle
de nos territoires? Les semaines
et même déjà les prochains jours
nous le diront.
Nadège Vezinat, sociologue,
est maîtresse de conférences
à l’université Reims-
Champagne-Ardenne ; elle est
l’auteure de « Vers une méde-
cine collaborative. Politique
des maisons de santé pluri-
professionnelles » (PUF, 2019)
Paul-Loup Weil-Dubuc Ehpad : les seniors seront coupés du monde
La décision d’interdire les visites dans les Ehpad est,
selon le philosophe, motivée par la peur de l’opinion
publique, qui serait touchée si l’épidémie se propageait
aux anciens, mais ne semble pas choquée
qu’ils puissent « mourir par isolement »
L
e président de la République avait
pourtant appelé à des mesures
proportionnées. Dans un Ehpad, il
l’avait clairement dit : les mesures
trop contraignantes ne seront pas « te
nables ». Quelques jours plus tard, et
d’un seul coup d’un seul, les Ehpad sont
interdits aux visiteurs sans que les équi
pes et les résidents aient eu leur mot à
dire, sans qu’ils aient pu anticiper cette
mesure. On ne comprend pas bien.
Estce là l’idée qu’on doit se faire d’une
mesure tenable? Les personnes âgées
vontelles tenir? On n’en sait rien. Leur
aton seulement demandé ce qui est vi
vable pour elles?
Les personnes âgées de plus de 80 ans
sont particulièrement fragiles face aux
complications mortelles du Covid19.
On estime à 15 % le taux de mortalité
dans cette catégorie de la population.
Qu’il faille protéger les résidents des Eh
pad en restreignant les visites, en de
mandant aux personnels et aux visi
teurs d’observer des mesures de précau
tion, cela tombe sous le sens. Mais
l’interdiction, à quoi rimetelle?
En coupant les personnes de leur fa
mille et de tous les intervenants exté
rieurs, on les coupe d’un virus qui pour
rait les tuer, mais on les coupe aussi de ce
qui les fait vivre. Une conversation avec
ses enfants, une sortie, un rendezvous
chez le coiffeur, une séance de kiné, etc.,
ces activités sont devenues dangereuses
en temps de coronavirus, mais la vie est
un processus dangereux, et le vieillisse
ment accroît encore ces risques.
Risque d’étiolement des liens affectifs
Imaginons un instant les conséquences
de cette interdiction. Du jour au lende
main, les habitudes quotidiennes se per
dent, les liens affectifs s’étiolent. Les rési
dents comptent souvent sur la présence
de ces visiteurs, familiaux ou profession
nels (notamment les auxiliaires de vie),
mais aussi sur leur aide pour aller aux
toilettes, changer leurs protections dans
des délais un peu raisonnables. De cette
intime conviction que leur vie n’importe
plus, qu’elle ne produit plus aucun effet
sur le monde, de ce sentiment qu’ils ne
sont plus qu’un corps à gérer, il arrive
souvent que les gens meurent ou « glis
sent ». Sans doute seraitil peu pertinent,
voire impossible, de mettre en regard les
conséquences directes du coronavirus et
celles de l’isolement. La question est en
fait moins quantitative que qualitative.
Elle est de savoir comment les gens veu
lent vivre. « Toute opinion est assez forte
pour se faire épouser au prix de la vie »,
écrit Montaigne dans Les Essais. Pour
quoi isolonsnous ces personnes déjà
isolées? Pour préserver leur vie? Mais
quelle vie préservonsnous?
En soi, cette différence interroge :
peuton éviter le coronavirus sans se sou
cier des conséquences de l’isolement? On
peut proposer l’hypothèse suivante : au
fond, les morts dues au coronavirus sont
considérées comme évitables. A contra
rio, et de façon beaucoup moins ration
nelle, une sorte de fatalisme étrange nous
invite à penser que les morts dues à l’iso
lement sont inéluctables. Peutêtre esti
monsnous qu’une personne devrait être
capable de vivre seule et qu’après tout, la
mort de ceux qui en sont incapables est
inévitable, même souhaitable quelque
part. Peutêtre avonsnous aussi davan
tage de mal à identifier et à objectiver la
perte de liens comme la cause de la mort.
Bref, de ces morts par isolement nous ne
nous considérons pas vraiment comme
responsables.
C’est en effet au regard de la responsa
bilité politique qu’elle engage, question
devenue centrale après l’épisode de la
canicule en 2003, qu’il faut interpréter
cette interdiction des visites dans les
Ehpad. Si bien que la motivation invo
quée pour en décider, à savoir la santé
des vieux, semble douteuse. Car si, vrai
ment, cette finalité était au cœur de cette
décision politique, le critère en eût été le
nombre de porteurs potentiels du virus,
qu’ils soient salariés des structures ou
non. Il eût suffi de diminuer significati
vement le nombre de visiteurs et de les
astreindre à des mesures fortes de pré
caution, ce qui avait d’abord été proposé.
Eviter le scandale sanitaire
Mais ce qui a été décidé est très différent :
la venue de personnes extérieures est
purement et simplement interdite. Ces
personnes dites « extérieures » n’ont
pourtant pas plus de risques que le per
sonnel des établissements – infirmiers,
aidessoignants, cuisiniers, etc. – de por
ter le virus. Elles ne sont pas non plus
moins disposées à observer des mesures
de précaution. S’il en a été décidé ainsi,
c’est qu’on ne pourra bien évidemment
jamais reprocher à l’Etat d’avoir autorisé
les employés des Ehpad à faire leur
travail. Le principe de la continuité de
services l’emporte ici, très logiquement
d’ailleurs, sur le risque irréductible de
contamination. En revanche, un nou
veau scandale sanitaire éclaterait si des
cas de coronavirus apparaissaient alors
même que l’interdiction des visites
extérieures n’avait pas été décidée. Et ça,
il faut l’éviter, à tout prix. Il faut donc voir
la vérité en face.
En interdisant les visites, ce n’est finale
ment pas les vieux qu’on protège. Ce
sont d’abord les décideurs politiques qui
ouvrent le parapluie. Il serait pourtant
trop facile de leur jeter la pierre : c’est
avant tout de l’opinion publique que
vient la menace du scandale dont ces
décideurs veulent se protéger. Or cette
opinion publique a pour principal souci
de protéger sa conscience morale. Il se
rait, pour elle, affreux que l’épidémie
touche massivement les résidents des
Ehpad ; il est moins affreux, visiblement,
qu’ils soient coupés du monde pendant
plusieurs semaines.
Entre l’isolement forcé des personnes
vulnérables – personnes âgées, person
nes porteuses de handicap –, la mise à
l’écart des centres d’hébergement de
ceux qui sont jugés à risque – sansabri,
migrants, demandeurs d’asile –, et le ris
que d’avoir à trier les patients en réani
mation et aux urgences, ce sont donc en
core les plus fragiles qui paient le prix
fort de l’épidémie.
Paul-Loup Weil-Dubuc est docteur
en philosophie, responsable
du pôle recherche de l’Espace éthique
de la région Île-de-France
CETTE CRISE
SANITAIRE VA AUSSI
PERMETTRE DE
TESTER DE FAÇON
CRUE LES LIMITES
DE NOTRE
ORGANISATION
SERGIO AQUINDO DES SOINS